Chapitre 59 : Le client (Prostituée II)
— Quentin a été ton client ? répète Erwann, comme s’il souhaitait avoir mal compris.
— Je ne vois pas d’autres possibilités. Et son regard accusateur me laisse penser qu’il sait que je cache quelque chose.
— Tu en es sûre ? demande-t-il, plus calmement.
— Non. Je vois énormément de monde depuis des années. Comment pourrais-je m’en rappeler ?
Bien que fouillant dans sa mémoire, Gwendoline n’a vraiment aucun souvenir de Quentin. Elle a vu défiler tellement d’hommes en treize ans d’activité qu’elle est incapable de le resituer.
— En même temps, c’est tout à fait son genre. Je suis même surpris de ne pas y avoir pensé avant. C’est vrai qu’à une époque, il était souvent à Nantes. Avant d’ouvrir son salon ici, il faisait des guests là-bas pour continuer à se former et se faire connaitre. Merde…
— Je suis sincèrement désolée, s’excuse-t-elle en attrapant sa main.
— Tu n’as pas à l’être. C’est du passé. Ce qui est fait est fait.
— Pour Quentin peut-être, mais je suis toujours une prostituée.
Le mot qui fâche. Le mot qu’elle évite d’ordinaire d’utiliser. Derrière ce terme se cache tout un monde qui fait peur. Les gens imaginent un univers glauque, dépravé et dangereux. Même si son activité suscite un tas de clichés et de fantasmes, de par son expérience personnelle, elle sait que cette image d’Épinal est très exagérée.
— Ce n’est pas comme cela que je te vois, crois-moi, lui assure Erwann avec conviction.
— C’est peut-être ça le problème.
— Comment ça ? Je ne comprends pas.
— As-tu bien réalisé tout ce que mon travail impliquait ?
— Gwen, si tu veux me faire peur, ou m’éloigner…
— Ce n’est pas ce que je veux, sois en sûr… sinon je ne serais pas là. Mais je ne veux pas t’exposer à la critique non plus. Je serais horrifiée à l’idée de te mettre mal à l’aise ou de t’embarrasser face aux autres. Les gens ont le jugement facile, tu le sais bien.
— Pour l’instant, ce n’est qu’une hypothèse. Il faut que je voie ça avec Quentin. J’irai lui en parler de vive voix lundi, quand tu seras rentrée à Nantes.
Un léger malaise s’installe entre eux, chargé de toutes les questions d’Erwann restées en suspens, et de toutes les peurs non-formulées de Gwendoline, le tout s’entrecroisant pour la première fois au même instant, au même endroit.
C’est Erwann qui crève l’abcès, le souffle court :
— Parle-moi de ton travail, s’il te plait…
Le ton du photographe est presque suppliant, et son regard inquiet trahit l’angoisse qui s’empare de lui à l’idée que celle qui hante son esprit appartient aussi à d’autres.
— Tu es sûr ? Je ne veux pas te faire de mal.
— Ce qui me fera mal, c’est d’imaginer des choses. Et j’ai l’imagination débordante pour cela.
— D’accord… Que veux-tu savoir ?
— Où est-ce que tu exerces ?
— Chez moi, lorsque ma fille est à l’école.
— Est-ce que tu as déjà eu des problèmes ?
— Jamais. Je sais que cela peut être difficile à croire mais je t’assure que je n’ai jamais rencontré de difficulté majeure. Il y en a bien qui ont élevé la voix, de temps en temps, mais j’ai haussé le ton plus fort qu’eux, dit-elle en souriant.
— Tu n’as pas peur ?
— Durant toutes ces années, le nombre de fois où j’ai eu peur doit se compter sur les doigts d’une main. Il y a deux règles à respecter quand tu fais ce job. La première, c’est de ne jamais aller au-devant du danger, c’est-à-dire chez le client. Tu peux te retrouver face à une personne, comme face à dix, cachées derrière les portes de la maison. Tu peux te faire enfermer, séquestrer ou pire, sans que personne n’en sache quoi que ce soit. Quand tu es sur tes terres, dans ton environnement, ce sont tes règles du jeu. Si le mec veut se la jouer, tu le regardes droit dans les yeux et tu déclares avec fermeté : « c’est grand ici, je ne suis peut-être pas toute seule ». Chez toi, tu sais où sont cachés tes bombes lacrymo, tes couteaux, tu connais les sorties de secours… Voilà pour la première règle à respecter. La seconde, c’est de ne jamais travailler le soir ou la nuit. Tôt le matin, à partir de huit heures sans problème, mais jamais après le coucher du soleil. En hiver, j’arrête à dix-sept heures trente. Pourquoi ? A cause de l’alcool. Les gens picoleront toujours plus en fin de journée que tôt le matin et c’est à ces heures sombres qu’ils seront le plus dangereux, car l’alcool et la nuit les rendent imprévisibles. Si tu respectes ces deux règles, à priori, tu n’as rien à craindre.
— Tu n’as jamais eu de fou furieux ?
— Jamais, non.
— Ok… C’est déjà rassurant de le savoir. Je vois quand tu en parles que tu sais ce que tu fais. Cela se sent. Tu possèdes une grande assurance qui doit effectivement en déstabiliser plus d’un. Est-ce que tu reçois beaucoup de monde par jour ?
— Actuellement, mon maximum, c’est trois. Au début, j’allais jusqu’à sept ou huit rendez-vous, mais je finissais sur les rotules… J’avais mal partout. Je me ménage à présent.
— Y a-t-il des rapports sexuels à chaque rendez-vous ?
— Si par rapport tu entends une pratique, oui. A minima une masturbation. Au maximum, une pénétration vaginale.
A ces mots, Erwann penche la tête en avant, comme pour dissimuler son visage.
— Erwann, je suis désolée…
— Ne le sois pas.
— Je… Je n’embrasse pas. Je ne fais pas de fellation. Je n’ai jamais fait de ma vie de sodomie, ni dans le cadre privé, ni dans le cadre professionnel. Je n’utilise pas de sex-toy. Je ne fais pas de domination, d’uro ou de scato. En vérité, je ne fais rien d’extravagant, juste le minimum syndical, et même si c’est déjà beaucoup, c’est relativement peu pour ce milieu.
— Je vois, dit-il en écoutant l'exposé clinique que la jeune femme lui en fait. Est-ce que… est-ce que tu prends du plaisir ? demande le photographe la voix cassée.
Gwendoline détourne le regard. Elle ne veut pas lui mentir. Elle ne peut pas lui mentir. Pas à ce stade de la relation. Son cœur s’accélère, témoignant de sa culpabilité.
— Tu n’es pas obligée de répondre. Je ne voulais pas être indiscret, ajoute-t-il en voyant son expression embarrassée.
La dernière chose qu'il veut est de la mettre au pied du mur. Malgré tout, face aux questions légitimes d'Erwann, son invitée se retrouve en porte-à-faux, contrainte à plus d’honnêteté qu’elle ne s'en sent capable.
— Gwen, excuse-moi si j’ai été trop loin…
— Ne t’excuse pas… tu veux juste comprendre et savoir où tu mets les pieds. Je ne peux pas te le reprocher…
— Oui, mais si c’est douloureux d’en parler pour toi, je préfère m’abstenir. J’ai bien vu sur le bateau-péniche comme cela était compliqué d’en parler. Je vois bien que tu as peur que je te juge. Et que je te condamne surtout. Et même si cela ne sera pas le cas…
— Tu as le droit de savoir la vérité, soupire-t-elle sans le laisser finir. Je ne veux pas te mentir. Oui, Erwann, j’ai déjà pris du plaisir, et à maintes reprises, je ne vais pas te le cacher. Mais je précise que j’ai été longtemps célibataire au cours de ma carrière de masseuse et que cela n’avait pas d’incidence. Quand j’ai été en couple, je ne recherchais pas à prendre mon pied, mais parfois cela arrivait quand même. C’était accidentel, involontaire en tout cas. Bien évidemment, je me sentais coupable car j’étais amoureuse et malgré moi, je trahissais l'autre.
— Tu vas peut-être trouver bizarre ce que je vais dire mais j’ai lu qu'au cours d'un viol, certaines femmes devenaient excitées et que leur corps réagissait positivement au contact de l’autre, si tu vois ce que je veux dire…
— Oui, j’ai déjà lu cela aussi. Mais ce n’est pas la même chose, car je suis consentante.
— Bien sûr, je le sais. Mais ton corps peut très bien agir en dépit de ce que tu veux toi.
— C’est l’idée, oui. On ne contrôle pas tout.
— Tu as répondu à ma question, Gwen, merci pour ton honnêteté. Et je suis désolé de t’avoir imposé cet interrogatoire, ce n’était pas du tout mon intention en te proposant de venir ici.
— Je n’en doute pas. Ce sont les circonstances qui ont amené cette discussion. Elle devait avoir lieu, c’est ainsi. Et c’est sûrement très bien comme ça… Erwann… Je me rends compte combien ma situation est particulière et je ne veux pas t’entrainer là-dedans. Tu es un mec génial, tu mérites une femme à ta hauteur.
— Arrête, s’il te plait… Ne te dévalorise pas. Tu comprends pourquoi cela me fait mal. Tu peux te mettre à ma place, mais je peux aussi me mettre à la tienne. J’imagine que cela n’est pas facile tous les jours.
— Non, effectivement.
— Et pourtant, tu supportes. Alors je vais supporter aussi. Pas parce que je n’ai pas le choix. J’ai le choix, je le sais. Et toi aussi d’ailleurs. On le fait en conscience. Si tu peux encaisser, je peux le faire aussi, dans la mesure où je tiens à t… dans la mesure où j’ai envie d’apprendre à te connaître plus, se rattrape-t-il in extremis.
Gwendoline sourit discrètement de sa maladresse et de son dérapage verbal. Erwann rougit.
— Viens, l’invite-t-il à se blottir à nouveau dans ses bras.
Ce qu’elle fait sans se faire prier, avide de sentir encore sa chaleur.
— Maintenant, laissons ça de côté, dit-il avec douceur, cherchant à apaiser la tension qui s’était immiscée entre eux quelques minutes plus tôt.
La jeune femme se love contre lui, à la recherche de sa tendresse et de sa… protection ? Elle s’enivre de son odeur musquée et suave. Elle pose sa tête dans le creux de son cou, puis ne bouge plus, comme pour figer cet instant d’éternité.
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