Chapitre 60 : On ne se remet pas de l’amour
Au bout d’un moment, Gwendoline baille tout en mettant la main devant sa bouche.
— La semaine a été dure ? l’interroge Erwann, bien que cela semble une évidence.
— Un peu oui, confirme-t-elle. Beaucoup de boulot. En plus des massages, j'ai fait deux shootings rémunérés qu’on m’a proposés à la dernière minute. J’ai remplacé deux nanas qui se sont désistées… même si cela s’est fait dans la précipitation, je pense que j’ai assuré.
— Je n’ai aucun doute là-dessus, confirme-t-il en lui caressant le bras. Tu es un excellent modèle photo, crois-moi.
— Merci, c’est gentil. J’ai tellement envie d’aller plus loin. Si j’obtiens plus de contrats rémunérés de mon agence de modèles, je pourrais arrêter les massages. J’aimerais, crois-moi, lui confie-t-elle avec sincérité, en le regardant droit dans les yeux. J’en ai marre de tout ça, de mentir sans arrêt aux gens autour de moi. A ma fille, à mes amis, à ma famille…
— Je comprends. Tu vas y arriver… j’en suis certain.
— Le principal, c’est que je puisse travailler tout en passant le plus de temps possible avec Emma car elle a toujours été ma priorité. Elle grandit si vite. Je ne veux pas passer à côté de son enfance ni qu’elle se sente délaissée.
— Moi, c’est la mienne qui a tendance à me délaisser, en ce moment, plaisante-t-il à moitié. Les adolescents ont une vie sociale plus trépidante que leurs parents.
— On était comme ça à leur âge, non ?
— C’est vrai. Toujours à squatter les uns chez les autres. Ma mère m’appelait le courant d’air.
— C’est marrant, c’est aussi comme cela que la mienne appelait mon frère, dit-elle, nostalgique, en se remémorant ce détail du passé. Elle répétait sans cesse : « Arrête de prendre la maison pour un hôtel !»
— Tu as un frère ? Effectivement, je me souviens que tu m’en avais parlé au pied du pont de la Jonelière, lors de notre séance photo. Il jouait au foot avec les gars qui évoluaient en pro…
— Oui, c’est bien cela… J’avais un frère, reprend-elle malgré elle, pour le corriger. Si on peut dire les choses ainsi…
Sa voix se fait moins assurée, ses yeux baissés trahissent la tristesse qu’elle essaie de dissimuler. Erwann comprend ce que cela peut signifier. Doucement, il l’interroge :
— Il est décédé ?
— Oui, accident de voiture. J’avais douze ans lorsque c’est arrivé… Autant dire que c’était il y a une éternité.
— Tu m’en vois désolé. Même si les années ont passé, tu n’as pas dû oublier. Cela marque à vie.
— Tu ne fais pas si bien dire... Un jour, j’ai regardé une vidéo de Byron Katie, tu ne dois pas la connaître, c’est une américaine, une sorte du gourou du développement personnel.
— Je ne connais pas, confirme-t-il.
— J’ai fait un stage avec elle, en Allemagne, il y a quelques années déjà. Enfin bref. Dans la vidéo en question, elle disait à un homme, qui pleurait sa petite fille décédée : « oh mon cher, vous avez le droit de pleurer. N'essayez pas de vous en remettre. On ne se remet pas de l’amour. Lorsque vous êtes triste, pleurez, c’est la preuve que vous avez aimé. »
La gorge de Gwendoline se serre en reprenant ces mots. Elle pense à son frère, à son père, à Guillaume, à tous ceux qui l’ont laissée sur le bas-côté, au fil des années.
— C’est beau, en effet, dit Erwann en embrassant son front, conscient que la plaie de son cœur est toujours ouverte. Attends… cette phrase me dit quelque chose. Je l’ai vue sur une de tes photos, non ? Tu n’as pas un tatouage où il y a écrit cela ? « De toi, je ne me remettrai pas » ? demande-t-il, traversé par le souvenir des images de son instagram.
Il soulève doucement la manche du pull de la jeune femme et laisse la phrase joliment calligraphiée se dévoiler… Courant d’un bout à l’autre de son avant-bras, il la relit en silence et en comprend maintenant l’origine et la signification. Comme ses tatouages à lui, ceux de la modèle raconte son passé et sa résilience face aux épreuves.
— Je n’essaie plus de m’en remettre aujourd’hui, déclare la jeune femme. On ne se remet pas de ces choses-là, on ne fait pas le deuil des personnes qui nous ont quittées. Les morts manqueront toujours à l’appel. On apprend seulement à vivre avec leur absence, à être heureux sans eux, malgré le vide qu’ils ont laissé.
Ses confidences touchent Erwann qui entrevoit un bout du chemin par lequel Gwendoline est passé. Comment elle a continué à vivre malgré son cœur brisé. Il voudrait apaiser sa peine mais ignore comment procéder. Il n’a jamais su le faire pour lui-même. Il embrasse à nouveau sa tempe. Puis pose son front contre le sien et ferme les yeux.
Comme en écho à leur discussion, la pluie s’invite soudainement à grandes eaux au-dessus de leurs têtes, résonnant sur le toit du SUV. Le ciel s’assombrit d’énormes nuages menaçants et bien qu’il ne soit que le milieu de l’après-midi, l’obscurité étend son manteau lugubre sur la côte sauvage.
— Rentrons à la maison, propose-t-il en déposant un baiser sur ses lèvres.
Erwann conduit prudemment, tous phares allumés, mais d’énormes gouttes viennent s’écraser bruyamment sur le pare-brise, rendant la visibilité très difficile.
— On y voit comme à travers une pelle, ma parole ! C’est dingue.
Dieu sait si pourtant il a l’habitude des changements d’humeur de la météo bretonne, surtout en ces périodes de grandes marées.
Gwendoline regarde devant elle, immobile et silencieuse sur le siège passager, la main posée sur la portière, comme si elle était prête à bondir et à s’éjecter de la voiture à la moindre alerte.
Les yeux toujours sur la route, il pose une main sur sa cuisse, cherchant à la rassurer.
Il repense à ce qu’elle vient de lui dire à propos de l’accident de voiture de son frère. Évidemment…
Erwann redouble d’efforts pour garder sa concentration et sa vigilance et les ramener en sécurité à la villa. Enfin, l’entrée de sa propriété se dévoile après un dernier virage.
Tout en remontant l’allée recouverte de graviers menant jusqu’à la maison, il jette un coup d’œil rapide sur son avant-bras gauche, celui qui tient fermement le volant. Un petit ange noir et gris orne sa peau hâlée.
Gwendoline a raison.
On ne se remet pas de l’amour. Lui aussi en sait quelque chose…
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