Chapitre 80 : Mon corps, mes droits

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Erwann reste silencieux, attendant la suite de ses confessions. La jeune femme se tourne vers lui et s’allonge sur son torse, la tête dans son cou. Même si les souvenirs sont douloureux, et que son corps semble revivre les mêmes sensations, elle se sent en sécurité dans les bras de son amant. Elle s’oblige à respirer un peu plus lentement pour ralentir les battements de son cœur qui s’emballe contre son gré. Calmement, elle reprend son récit :

— Dans la salle d’attente, on est resté pas mal de temps seuls et il n’y avait rien d’autre à faire que discuter. On a parlé de ce qui nous était arrivé et de ce qui nous attendait ensuite, du futur l’un sans l’autre. J’avais d’ailleurs beaucoup de mal à me projeter sans lui. C’est ce jour-là que j’ai émis pour la première fois l’idée de me faire tatouer. Stéphane avait deux tatouages. Ils étaient très moches mais j’aimais le rendu d’une peau tatouée, le style que cela donnait. Et peut-être aussi que c’était pour moi, une façon de me rendre plus attirante à ses yeux. Une manière de le reconquérir car je n’avais pas perdu totalement espoir. Quand j’y repense, j’ai honte de ce comportement puéril. Comment un tatouage pouvait faire revenir le mec que j’aimais et qui me faisait souffrir ?

— L’amour nous fait faire des choses étranges parfois, mais je comprends ta réaction et je ne la trouve pas stupide. Tu essayais juste de surmonter cela. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de s’y prendre. Il n’y a que celle que l’on est capable d’avoir à ce moment-là.

— Oui… tu as raison. Mais quand même… j’ai posé une question et elle était vraiment idiote, le genre de question qu’il ne faut jamais demander à un ex avec qui tu viens de rompre, surtout si tu l’aimes encore.

— Laisse-moi deviner : as-tu rencontré quelqu’un depuis notre séparation ?

— Tu es devin, Erwann ? demande-t-elle en relevant un sourcil.

- Non. Juste un homme qui serait tout à fait capable de poser ce genre de question si ma meuf venait de me quitter et que j’avais encore des sentiments pour elle. Qui n’a pas fait ça au moins une fois dans sa vie ?

— Et bien… j’aurais mieux fait de m’abstenir, crois-moi. J’étais vraiment naïve car je ne m’attendais pas du tout à sa réponse.

— J’imagine que sa réponse était oui.

— Pire que ça.

— Alors là, je ne vois pas.

— Sa réponse a été : « j’ai recouché avec mon ex hier soir en soirée, je me remets avec elle.»

— Oh, putain… le connard, dit-il en fermant les yeux et en se tapant le front avec le plat de la main.

— J’ai eu l’impression que le ciel me tombait sur la tête. Littéralement. J’étais anéantie.

Gwendoline se replonge malgré elle dans cette scène et son ventre se contracte de plus en plus fort comme si elle allait vomir. Comme à cette époque, la nausée la gagne, malgré les années qui ont passé. Elle se revoit bondir de sa chaise dans la petite salle d’attente et s’adosser au mur en tremblant, puis s’accroupir près de la poubelle avec la sensation qu’elle allait rendre tout son petit déjeuner. Une infirmière qui passait dans le couloir à cet instant lui avait demandé si tout allait bien. La vérité, c’est que tout ne pouvait pas aller plus mal.

— J’étais là, enceinte de lui, amoureuse de lui, et lui m’annonçait ça avec un grand sourire, tu sais, le sourire de celui qui vient de passer une super nuit avec la femme qu’il aimait toujours. Parce que, comme je l’avais soupçonné durant notre histoire, il l’aimait toujours. Son air ravi était si douloureux à supporter.

— Quel enfoiré, soupire Erwann.

— J’étais abasourdie, écœurée, révoltée et éperdument amoureuse de lui. J’avais le sentiment qu’il venait de m’arracher le cœur, qu’il l’avait jeté par terre et qu’il avait marché dessus avec ses énormes godasses.

Le sang d’Erwann bout dans ses veines gonflées par l’énervement. Il tente pourtant de garder son calme pour accompagner les confessions de sa partenaire.

— J’avais si mal. C’était atroce, dit-elle, la langue encore un peu plus déliée. J’étais vraiment au trente-sixième dessous. Le seul point positif c’est que je n’avais plus de doute quant au fait d’avorter car je savais que notre histoire était pliée. Après ce rendez-vous et cette révélation, j’ai aussitôt fixé la date de l’IVG. Et je lui ai ordonné d’être là.

— Pourquoi ? si tu me permets cette question…

— Parce que je voulais qu’il voie et qu’il se rende compte de ce qu’il avait fait. Je voulais qu’il assiste à ma souffrance et qu’il se sente coupable. Et il est venu. Une fois de plus, je ne connais pas ses motivations réelles, mais arrivée à ce stade, je m’en contrefichais. Je voulais juste qu’il soit là, avec moi. J’ai peut-être eu tort, je ne sais pas, mais je ne pouvais pas y aller sans lui.

Gwendoline ressent encore cette colère qui l'étreignait déjà à l’époque. Elle lui en avait tellement voulu ! Tous les noms d’oiseaux étaient passés et aucun n’avait suffi à la soulager.

— Il était autant responsable que toi donc, cela me parait logique qu’il vienne, constate Erwann, dans une volonté de lui donner raison et de la soutenir.

Elle acquiesce et ferme les yeux un petit moment pour calmer le feu de l’animosité qui flambe en elle. Elle essaie de remettre de l’ordre dans son esprit pour aller au bout de son histoire :

— Le jour de l’opération, il y a eu un souci. Je devais avoir une anesthésie locale et normalement, Stéphane devait rester dans la salle d’attente. Je n’étais pas au courant de cette condition. J’ai demandé à ce qu’il m'accompagne. Cela m’a d’abord été refusé mais comme la panique me gagnait, le personnel de l’hôpital a changé son fusil d’épaule. Face à mes supplications, le médecin l’a laissé entrer dans la salle. Je ne crois pas que je serais allée jusqu’au bout sinon. La toubib lui a dit de prendre une chaise et de se mettre dans un coin. Elle le fusillait du regard. Il s’est fait tout petit. Mais pour moi, sa présence était nécessaire et le simple fait de le sentir près de moi changeait tout. Nous étions deux lors de la création de ce problème et je voulais que nous soyons deux pour clore ce chapitre. Peu importe le reste, j’étais soulagée de sa présence.

— Je comprends. Il avait sa place, même si ses motivations étaient peut-être immorales.

— Oui, il avait sa place. J’avais besoin de lui. D’ailleurs, il m’a aidé. Vraiment. Quand tu te fais avorter sous anesthésie locale, il y a un moment où cela fait très mal car la zone de l’utérus ne peut pas être anesthésiée. Donc, j’ai vraiment souffert au moment de l’aspiration. Il l’a vu ou il l’a senti, je ne sais pas, mais il a eu une bonne réaction.

— Vraiment ? Vu le phénomène, on pourrait craindre le pire, ironise Erwann, amer.

— Détrompe-toi, il a eu un geste d’une grande générosité. Il était sur ma droite, je m’en souviens, au niveau de ma tête, un peu derrière moi, toujours assis sur sa chaise, penaud et silencieux. Voyant que c’était douloureux pour moi, il a posé sa main sur mon épaule. Et je crois qu’il a dit quelque chose comme : « courage » ou « ça va aller ». Je me souviens avoir tourné la tête vers lui et l’avoir regardé.

Gwendoline fait une pause, attendrie par les réminiscences qui l’assaillent. Elle reprend son récit avec une voix plus douce, d’où s’échappent des accents de bonté.

— J’ai vu de la souffrance dans ses yeux. Il avait l’air compatissant et peut-être même sincère. Je ressentais toujours autant d’amour pour lui mais plus de colère. Je lui ai dit : « on a connu de meilleurs moments ensemble, non ? ». Il a hoché la tête, avec un sourire triste qui en disait long sur le fait qu’il avait vraiment aimé être avec moi et qu’il regrettait cette situation. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours trouvé cette parenthèse très belle, pleine de tendresse. C’était juste deux êtres humains qui s’étaient donnés l’un à l’autre sans penser aux conséquences et qui se les prenaient en pleine tronche. Il ne voulait pas me faire ça. Il a juste été dépassé par les évènements.

De la joie et de la gratitude coule dans les mots de Gwendoline. Elle sourit. Erwann sourit aussi, touché par la bienveillance de sa compagne.

— C’est là que j’ai eu un éclair d’inspiration et que la phrase que j’ai tatouée par la suite m’est apparue à l’esprit. Elle parlait de pardon et d’innocence. A partir de cet instant, je n’ai plus réussi à lui en vouloir car nous étions innocents tous les deux et nous n’avions rien fait de mal, ni lui, ni moi. Ce n’était pas de notre faute.

— C’est très généreux de ta part… et magnifique aussi ce que tu dis.

Gwendoline le regarde franchement, les yeux brillants d’amour. D’amour pour la vie, d’amour pour les épreuves qu’elle a traversées. D’amour pour… lui ?

— Je n’avais plus de raison d’être en colère.

— Tu ne lui en veux pas ?

— Non.

— Tu es une sainte.

— Non, rit-elle.

— Les tatouages sont apparus longtemps après ?

— Non. Entre le premier entretien avec le planning familial et le rendez-vous où je me suis faite avorter, il s’est passé seulement trois semaines. Dans ce laps de temps, j’ai contacté plusieurs tatoueurs pour savoir quels étaient leurs délais car je voulais me faire tatouer très rapidement. Le plus rapidement possible à vrai dire. C’était devenu une obsession et un besoin pour détourner mon attention de ce qui m’attendait après.

— Tu avais besoin d’un nouveau but pour continuer à avancer, confirme-t-il.

— Tout à fait. C'était une nécessité pour me projeter dans l’avenir et tourner la page. Stéphane n’était encore présent dans ma vie que jusqu’à l’avortement, après je savais que j’allais me retrouver seule avec mon chagrin. J’avais besoin d’un projet sur quoi me concentrer. Le problème c’est que tu ne peux pas te faire tatouer enceinte. Ce que j’aurais aimé faire, mais de toute façon, aucun des tatoueurs que j’avais démarché n’avait de place avant la date de mon avortement. En revanche, j’ai obtenu un rendez-vous pour la semaine qui suivait l’IVG. Je n’aurais pas dû accepter car je savais que j’allais saigner pendant un bon moment et donc, que je n’allais pas être en forme. Mais l’envie de passer à autre chose était trop forte et j’ai pris rendez-vous quand même. Je suis allée me faire tatouer trois jours après, et malgré la douleur que je ressentais physiquement, je me sentais bien et sereine durant toute la séance. J’avais l’impression de renaître. Une nouvelle moi apparaissait et avec cette nouvelle version, je me suis faite une promesse : "plus jamais ça".

Gwendoline arbore désormais un large sourire, triomphant.

— Plus jamais je ne laisserai un homme me traiter de la sorte. Plus jamais je ne prendrai de risque inconsidéré, plus jamais je ne ferai quelque chose pour faire plaisir à l'autre au détriment de ma santé physique ou mentale. Plus jamais je ne laisserai ma vie dans les mains d'un autre. Et si je l'oubliais, mes tatouages étaient là pour me le rappeler. Bien visibles, constamment sous mes yeux, en cas d'amnésie partielle ou totale.

Erwann sourit. Il aime la voir heureuse, la voir rire et... qu'importe son humeur, il aime la voir tout court. Légère, la jeune femme ajoute :

- Mon tatoueur m’a un peu chambré sur la phrase que je lui ai demandée d’encrer. Mais moi je savais que c’était exactement ce dont j’avais besoin. Cette phrase me guidait, elle était comme ce phare en pleine mer, ajoute-t-elle en désignant leur logement d’un signe de tête. Une lumière dans cette épreuve. Grâce à cette phrase, je me sentais plus forte. Chacun de mes tatouages m'a rendue plus forte.

— Je vois très bien ce que tu veux dire… répond-il énigmatique.

— Puisque tu sais ce que je veux dire, Erwann, raconte-moi, s’il te plaît, l’histoire de ce petit ange sur ton poignet…

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