Chapitre 81 : Manon-Tiphaine, sans trait d’union (première partie)

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Erwann observe son poignet, orné d’un petit angelot gris et noir, à côté duquel est inscrit « Love hurts ». Puis, le regard dans le vague, il réfléchit. Finalement, il comprend les réticences de la jeune femme à s’épancher sur ses expériences douloureuses, car lui non plus n’aime pas s’y complaire. Il a pris l’habitude depuis longtemps d’enfouir ses peines sous une apparente froideur, de celle qui ne donne pas envie aux autres d’aller fouiller dans son passé.

— Si tu veux me dire, bien sûr… ajoute-t-elle, bien consciente de la position inconfortable dans laquelle elle le met.

— Ce serait assez logique que je me montre plus loquace envers toi qu’avec mon entourage, car tu m’as partagé des choses difficiles… cela doit rester équitable, il me semble. Mais c’est vrai que c’est plus facile de recevoir tes confidences que d’en faire, reconnait-il avec un sourire crispé.

— Pas d’obligation Erwann, chacun avance à son rythme…

— J’ai apprécié ta franchise et j’ai envie de te connaître davantage. Je pense que c’est pareil de ton côté… donc… Le tatouage est récent, puisque je l’ai fait seulement il y a quatre ans, comme tous les autres ou presque. En revanche, il représente quelque chose qui s’est passé il y a très longtemps. Il y a quinze ans maintenant, l’âge de ma fille, si tu te souviens bien.

— Oui, je m’en souviens Erwann, dit-elle en se serrant encore plus contre lui, même si à ce stade, ce n’est plus possible tant ils sont soudés l’un contre l’autre.

— Lorsque j’ai rencontré mon ex-femme, Alice, elle n’était qu’une toute jeune fille de vingt et un ans un peu immature, qui sortait à peine des jupons de sa mère. Elle était la fille unique d’un couple sans histoire aux revenus confortables. Elle menait une vie étudiante sans contraintes, dans une résidence universitaire qui avait des allures d’auberge espagnole.

A ce souvenir, Erwann sourit, attendri. Il se rappelle combien la beauté et la vivacité d’esprit de la très jeune femme l’avait séduit. Il était tombé amoureux d’elle très rapidement, ce qui avait précipité la fin de sa relation avec Solvène. Une fin peu glorieuse dont il n’a pas du tout envie de parler, tant la honte associée à ce souvenir lui colle encore à la peau.

— Rapidement, elle est venue s’installer chez moi, dans mon grand studio en plein centre de Nantes. J’étais à mon compte depuis peu et j’aimais vivre en plein cœur de la ville, où il y avait beaucoup d’animation. On habitait rue Léonard et on sortait presque tous les soirs de la semaine, enchainant les rendez-vous mondains, comme seuls savent le faire les gens préoccupés par leur petite personne. On allait voir des expos de peinture ou de photographie, on faisait la tournée des bars avec les copains le weekend et on brunchait le dimanche matin aux terrasses de cafés bondés. De vrais nantais, en somme.

— La nantaise que je suis ne peut que valider. C’était la belle vie, alors.

— Oui. La belle vie…. mais cela n’a pas duré… Alice est tombée enceinte très vite. Trop vite, à vrai dire. Nous n’étions pas prêts et notre histoire était encore très récente. On se connaissait assez peu finalement. Lorsqu’elle me l’a annoncé, je ne me suis pas défilé et je lui ai demandé de le garder, ce que de toute façon, elle aurait choisi de faire. Elle venait d’une famille très catholique et l’avortement est un péché dans ce milieu alors… Je la trouvais trop jeune pour être mère, pas tellement responsable non plus. Elle était très dépensière et vu le train de vie auquel elle était habituée, elle avait du mal à gérer un budget. Mais pour être honnête, je n’étais pas plus mature, et j’étais très carriériste, ambitieux. J’avais des choses à prouver, notamment envers mon vrai père, et j’avais un peu les dents qui rayaient le parquet.

Gwendoline sourit à cette remarque. Elle a dû mal à reconnaître « son » Erwann dans cette description peu flatteuse. Mais il est vrai que quinze ans s’étaient écoulés…

— Alice m’avait prévenu qu’elle n’avait aucune envie de mettre sa jeunesse entre parenthèse pour jouer les femmes au foyer. Cela me faisait peur mais les choses étaient déjà lancées. On ne pouvait plus faire machine arrière… Alors, on a accepté la situation et on a essayé d’y mettre de l’entrain, de nous réjouir de cette surprise, même si cela nous obligeait à repenser tout notre avenir. Je l’ai demandé en mariage. Cela me semblait le plus… approprié. Il fallait officialiser tout cela pour ses parents. Certes, je l’aimais vraiment, mais j’aurais préféré attendre. Nous étions très jeunes… Ensuite, tout est allé encore plus vite. On a découvert au bout de quelques semaines qu’on attendait des jumeaux.

Le cœur de Gwendoline rate un battement. Elle n’aime déjà pas ce qui va suivre car elle sait bien qu’Erwann n’a qu’une seule fille. Elle ne veut pas qu’il ait vécu cela… Personne ne devrait vivre cela.

— Cela faisait beaucoup à encaisser d’un coup. Toute notre vie était chamboulée. On a appris que c’étaient des jumelles, ce qui semblait réjouir Alice qui voulait uniquement des filles. L’accouchement devait avoir eu lieu dans un hôpital de catégorie trois, car la grossesse s’annonçait compliquée et l’une des deux petites se présentait par le siège. On était donc suivi par le CHU de Nantes, qui est plutôt bien réputé pour cela…

Sans s’en rendre compte, Gwendoline hoche la tête et Erwann l’interroge :

— Tu as accouché là-bas ?

— Oui. J’y suis née aussi, ajoute-t-elle en souriant très légèrement. Mais continue ton récit, s’il te plaît, demande-t-elle, pour éviter qu’il change de sujet.

Elle voit bien qu’il n’attend que ça, dévier de la conversation, pour se soustraire à cette plongée désagréable dans les archives de son passé.

— D’accord. L’accouchement était programmé donc on a pu se préparer tranquillement. La chambre des filles était prête. Mon ex-femme s’en était occupé. Elle avait fait la décoration, j’avais monté les deux lits, tout avait été acheté en double…

Erwann revoit en détails l’agencement de la chambre, dans les dégradés de rose qu’Alice avait choisis. Chaque ciel de lit était orné d’étoiles qui s’illuminaient dans le noir. Il ne manquait plus que les deux bébés pour parfaire ce tableau idyllique.

— Je n’ai pas pu assister à la césarienne qu’elle a subie. J’étais à l’extérieur, dans la salle d’attente avec les autres pères. L’ambiance était bonne, on parlait de nos vies alors qu’on ne se connaissait pas. J’étais le plus jeune futur papa ce jour-là, avec mes vingt-six ans. J’attendais l’arrivée de mes filles avec impatience, mêlée d’une certaine anxiété quand même, car il allait y avoir deux bébés d’un coup. Mais je les aimais déjà, mes filles.

A ces mots, le cœur des deux amants se serrent de concert. Un silence s’installe.

— Erwann, je suis tellement désolée d’apprendre cela… cela a dû être terrible, commente Gwendoline, chamboulée par cette découverte.

Le jeune homme ne s’attarde pas pour recevoir les marques de compassion de sa partenaire. Il veut en finir au plus vite. Si jamais il laissait ses émotions remontées à la surface, elle pourrait lui exploser au visage. Hors de question qu’elle le voit en larmes. Erwann a appris très jeune à encaisser les coups sans broncher. Son armure est solide et ne se brisera pas aussi facilement, surtout s’il tient les autres à distance de son cœur blessé. Ne dire les faits, rien que les faits.

— Les autres pères partaient au fur et à mesure retrouver leur compagne et leur enfant et moi, j’attendais encore… Cela m’a semblé assez long mais peut-être cela n’a-t-il pas été le cas. Je ne me souviens plus très bien. Je me revois seulement faire les cents pas dans la salle d’attente. Mais pour le reste, les images sont floues aujourd’hui. C’était il y quinze ans déjà.

— Oui, je comprends…

— Finalement, le chirurgien est venu me chercher avec une tête de six pieds de long. J’ai vraiment eu très peur. Pour ma femme et pour mes filles. Nous les hommes, nous sommes tellement impuissants quand les femmes donnent la vie…

Gwendoline ne montre rien lorsqu’Erwann utilise le terme « pour ma femme » mais une pointe de jalousie vient l’effleurer. Elle la chasse en collant encore plus son corps nu contre celui de son hôte. Elle réalise que c’est alors qu’ils sont complètement nus tous les deux pour la première fois ensemble, qu’ils entreprennent de mettre leur cœur à nu … Comme si plus rien ne les séparait…

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