Chapitre 82 : Manon-Tiphaine, sans trait d’union (deuxième partie)

7 minutes de lecture

Tout à son récit, Erwann reprend le déroulement de cette journée merveilleuse qui avait viré au cauchemar.

— L’équipe médicale a été top avec moi. Ils ont été plein de tact et de sympathie, cela m’a permis de ne pas trop flancher ce jour-là. Je suis allé rejoindre Alice qui était dévastée, complètement muette et apathique. Dans le berceau transparent à côté d’elle, Manon était calme malgré ses grands yeux ouverts.

Il se remémore avec nostalgie comment la petite rayonnait dans son petit couffin en plexiglas et la force avec laquelle elle lui avait serré le doigt avec sa petite main potelée.

— Manon était vigoureuse et en parfaite santé. Je l’aimais déjà tellement. Pourtant, malgré tout l’amour que j’avais pour elle, je me sentais vide en la regardant. Je n’avais pas qu’une seule fille, pour moi, j’en avais deux et il en manquait une…

— C’est vraiment terrible, Erwann…

— Le deuxième bébé a été déclaré mort à la naissance. Je ne l’ai vu que plus tard, dans une salle spéciale, une sorte de petite morgue. Elle était plus petite que Manon et son décès était dû à une malformation pulmonaire qui l’empêchait de respirer naturellement en sortant du ventre de sa mère. On ne pouvait pas le détecter avant la naissance. Ils ont tout essayé pour la faire respirer mais c’était juste… impossible. Tiphaine était morte. Et je l’étais un peu avec elle moi aussi.

La voix de son partenaire se fait moins assurée. Des trémolos s’en échappent malgré lui. Erwann fait une pause pour se reprendre. Gwendoline reste silencieuse, les yeux embués de larmes, à l’évocation de ce petit ange parti trop tôt. Son cœur de maman se serre. Un silence s’installe entre eux, avant qu’Erwann ne le rompe, courageusement :

— A l’origine, il devait y avoir Manon et Tiphaine, c’est comme cela que les choses auraient dû se dérouler. Mais le sort en a décidé autrement. Alice ne voulait pas que l’on oublie celle qui n’avait pas vécu et c’est elle qui a insisté pour que l’on donne les deux prénoms à la petite survivante. Voilà pourquoi ma fille porte les deux prénoms que nous avions choisis. C’est Tiphaine qui est partie et Manon qui est restée. Sur le certificat de décès, Alice a préféré choisir un autre prénom pour Tiphaine et elle est devenue Marie sur le papier.

— Je comprends mieux maintenant l’usage de ce prénom composé.

— Oui. Ce n’était pas mon idée et je n’étais vraiment pas pour, mais la douleur d’une mère engendre parfois de drôles de réactions…

— C’est compréhensible. On fait tous de notre mieux. Ta femme a fait de son mieux, j’en suis sûre.

— Mon ex-femme, la corrige-t-il avec douceur, en la regardant droit dans les yeux. Alice est mon ex-femme. Je ne l’aime plus.

Gwendoline le regarde tout aussi intensément et un courant d’électricité semble traverser le petit espace qui les sépare encore.

— Ton ex-femme, répète-t-elle.

Erwann acquiesce et retourne à son récit :

— Cet évènement a plongé Alice dans une dépression sévère. Dès le début, elle s’est montrée incapable de s’occuper de Manon. Elle a refusé de l’allaiter. Alors c’est moi qui ai dû prendre le relais. Les biberons, les couches, je faisais presque tout...

Au pied du mur, Erwann avait fait office de nourrice pour la petite, lui donnant la majorité de ses repas, la baignant chaque soir et la promenant dans son porte-bébé. Le tout, en continuant à travailler à son compte, dès qu’il en avait la possibilité, pendant les siestes, ou tard le soir, se souvient-il. Pendant les mois qui avaient suivi, il s’était raccroché à cette gamine aux grands yeux bleus et aux cheveux blonds comme les blés, se dévouant corps et âme pour la rendre heureuse.

Le sentant perdu dans ses pensées, Gwendoline intervient :

— Cela n’a pas dû être évident…

— Effectivement. Si ça n’avait été que cela, on aurait peut-être pu s’en sortir. Mais au fil des mois, Alice n’allait pas mieux et se désintéressait du bébé. Manon était si calme qu’on l’entendait à peine, comme si elle avait peur de déranger. Je m’inquiétais pour elle, mais aussi pour mon ex-femme. Chacune à sa façon montrait des signes de détresse et je ne savais pas comment les aider. Manon ne manifestait pas beaucoup d’émotion et semblait un peu trop tranquille pour un nourrisson. Alice grossissait énormément et je ne comprenais pas pourquoi car je ne la voyais presque jamais manger…

Malgré lui, Erwann replonge dans cette époque maudite où son ex-femme avait rejeté l’aide et le soutien de son mari. Impuissant, Erwann s’était rendu compte que sa femme dévorait en cachette des quantités impressionnantes de gâteaux et de chips, dont il retrouvait parfois les emballages vides dans la poubelle. Alice s’était renfermée sur elle-même et semblait s’être réfugiée dans la nourriture plutôt qu’auprès de lui. Malgré toute la volonté que le jeune homme avait de la voir s’en sortir, Erwann n’avait pas réussi à lui porter secours. Il avait gardé sa découverte secrète pour ne pas la froisser et aggraver la situation. De non-dits en cachotteries, il s’était retrouvé dans une impasse, rejeté par une épouse qui sombrait sous ses yeux.

— Je l’ai encouragée à consulter un psychologue, mais elle a refusé catégoriquement de se faire suivre, arguant que son désespoir était une réaction normale après le drame qu’elle avait vécu.

À ce moment-là, il émet un rire ironique, rempli de colère et de sous-entendus…

— Elle disait toujours le « drame qu’elle avait vécu » comme si je n’étais pas concerné, comme si, moi-même, je n’avais pas perdu un enfant.

— C’était pourtant bien le cas… confirme Gwendoline en posant sa main sur la sienne, pour lui donner raison et renforcer cette vérité qu’on lui avait niée.

Voyant que la situation ne s’arrangeait pas au fil des mois, Erwann avait pris le parti de faire tout ce qu’il fallait pour s’occuper de la petite. Il en était devenu, par la force des choses, la personne la plus proche, comme il l’explique à son invitée :

— J’avais la possibilité de travailler à la maison, alors pendant les trois premières années de Manon, je me suis investi dans son éducation. Je profitais de chaque moment de calme et de mes soirées pour honorer mes contrats. Mon travail s’en ressentait et je perdais des clients, mais qu’importe, ma fille était ma priorité. Mes dents ne rayaient plus du tout le parquet, plaisante-t-il, humblement. Cela m'a fait redescendre de mon perchoir et j'ai cessé de courir après des chimères : la gloire, la reconnaissance, le succès. Ma fille m'a permis de comprendre que tout cela n'était qu'un miroir aux alouettes dans lequel je ne trouverais jamais mon bonheur.

— Et qu'en était-il de ta femme ?

— Les choses sont allées de mal en pis. Elle me fuyait. Je savais notre couple en sursis. Mais je ne pouvais pas être partout. J'essayais de colmater les brêches, mais j'avais le sentiment d'être le seul. Alice m'a... Alice ne voulait pas que notre mariage survive à cela.

Erwann préfère taire à Gwendoline comment son histoire d’amour avait périclité sous ses yeux. Il s’était résigné et avait compris qu’il ne pouvait plus compter sur sa femme. Celle-ci disparaissait parfois pendant plusieurs heures sans lui dire où elle allait. Puis des week-ends entiers. Il ne demandait pas d’explication, laissant son couple s’enfoncer dans le chaos. Erwann avait préféré concentrer toute son énergie sur sa fille plutôt que d’essayer de sauver un mariage qui partait à vau-l’eau.

— Je pense qu'elle m'en voulait, qu'elle me considérait comme responsable de tout ce marasme...

— D'autres couples ont cessé de fonctionner pour moins que cela... tente-t-elle pour le réconforter. Ce genre d'épreuve peut briser n'importe qui.

— Bien sûr. Et cela a été néanmoins trois belles années, assure-t-il à Gwendoline, en passant le reste sous silence. Peut-être même les meilleures de ma vie. Manon était une enfant absolument parfaite, sage, douce et peu à peu, elle s’ouvrait au monde extérieur et devenait pleine de vie. Grâce à elle, je refaisais surface.

En écoutant attentivement Erwann, Gwendoline comprend maintenant d’où vient cet attachement si profond qui unit le père et l’enfant et qu’elle ressent très fortement depuis leur rencontre lorsqu’il lui en parle.

— Les choses sont peu à peu revenues à la normale lorsque Manon est rentrée en maternelle. J’ai repris ma carrière en main et pour le reste… mon mariage ne tenait plus à grand-chose. Pour en revenir à l’explication de ce tatouage, je ne l’ai pas fait à l’époque du drame, comme toi, mais après ma séparation, il y a quatre ans. Tous mes tatouages sont apparus dans les années qui ont suivi mon divorce. Et cela a été une renaissance pour moi aussi. Une façon de reprendre le contrôle et le pouvoir sur ma vie. De tirer un trait sur mes échecs, mes manquements et d’aller de l’avant.

Des tas de questions restent encore sans réponses dans la tête de Gwendoline mais elle estime que son hôte a déjà pas mal vidé son sac pour lui en demander davantage. Le reste de leurs confidences viendra avec le temps. Elle ne veut pas le harceler et transformer leurs échanges matinaux sous la couette en interrogatoire forcé…

À cet instant, le ventre d’Erwann se met à gargouiller fortement, rompant l’ambiance pesante qui s’était installée entre eux durant leurs confessions. Les grondements sonores les font rire tous les deux.

— Chacun son tour, remarque-t-elle en posant une main sur ses abdominaux saillants.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Caroline Rousseau (Argent Massif) ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0