Chapitre 94 : La discussion qui pique

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A peine le véhicule de Gwendoline s’est-il éloigné de sa propriété qu’Erwann grimpe dans son gros BMW. Sa conduite sportive souligne le stress qui s’est emparé de lui. Mais il doit savoir. Il doit faire le point sur la situation et éclaircir certaines choses. Il ne peut plus attendre pour connaître les vraies circonstances de la rencontre entre son meilleur ami et sa compagne.

Erwann frappe trois coups énergiques à la porte et attend, impatient, qu’on vienne lui ouvrir.

Quentin apparait, vêtu d’un jogging abîmé, une tête à mi-chemin entre un lendemain de soirée difficile et une gastro carabinée.

— Tiens, Gaz, qu’est-ce que tu fais là ? T’as fini de jouer les jolis cœurs avec ta nouvelle dulcinée ?

Le tatoueur attaque de suite. Erwann s’y attendait. Il connait son pote depuis longtemps. Ce dernier n’est pas du genre à tourner autour du pot. Quentin adore foncer dans le tas. Mais Erwann n’a pas dit son dernier mot et est prêt à rétorquer et à se défendre. À la défendre.

— Justement, c’est à son sujet que je suis venu te parler. T’as une sale tronche, qu’est-ce qui t’es arrivé ?

— Rien de particulier, la routine, soirée au Guili’s, after sur les docks, comme d’hab’ quoi ! Je viens de me réveiller.

— A 14h ? Eh bah, tu dois vraiment être crevé. Tu devrais peut-être lever le pied, non ?

— Si tu es venu me faire la morale, Richard s’y est déjà essayé et n’a pas eu beaucoup de succès. Donc, viens-en aux faits, Gaz.

Erwann le suit vers la cuisine en bordel. La table est recouverte de déchets en tout genre : boîtes de pizza, sachets de gâteaux apéritifs vides et autres canettes de bières. Les vestiges d’une soirée entre potes à laquelle il n’a pas été convié, pour son plus grand plaisir.

— Je te l’ai dit, c’est à propos de Gwen…

— Okay, bah vas-y, je t’écoute. Qu’est-ce que je te sers ? Café, bière, Ricard ?

— Ricard ? Non merci, ça va aller. Depuis quand tu tournes au Ricard le dimanche après-midi ?

— Depuis que mes vieux potes m’ont laissé tomber, figure-toi, dit-il avec une pointe d’amertume.

Erwann ne boit pas d’alcool, Quentin le sait très bien, donc il insère une capsule de café dans la machine et regarde le jus noir couler dans la tasse.

— Entre toi qui pars en vadrouille je ne sais où pour faire je ne sais quoi puisque tu ne me dis plus rien et Richard qui s’est trouvé un nouveau mec, ce bon vieux Quentin se sent délaissé.

Quentin pose la tasse fumante sur le bar de la cuisine devant lequel Erwann vient de s’installer. Ce dernier peine à reconnaître son ami, tant cet air blasé et hargneux ne lui ressemble pas. Il a vraiment très mauvaise mine.

— Santé ! dit-il en levant le verre rempli d’un liquide jaune opaque qu’il vient de se verser.

Erwann lève un sourcil interrogateur. S’il y a bien un terme qui ne lui vient pas à l’esprit en voyant son ami d’enfance aujourd’hui, c’est bien celui-là.

— Donc, tu me disais ? Tu voulais me parler ? reprend Quentin.

— Au sujet de Gwendoline…

— La jolie modèle, dit-il avec emphase en levant son verre avant de le vider d’un trait et de s’en resservir un autre.

Deux verres de Ricard cul sec au réveil. Erwann hallucine. Cependant, maintenant qu’il est là, il n’a qu’une seule envie : crever l’abcès et vérifier si les doutes de sa compagne sont justifiés. Autant se jeter à l’eau.

— Je sais pourquoi Gwen te disait quelque chose et comment tu l’as rencontrée.

— Ah oui ? C’est bien qu’elle te l’ait avoué. Au moins, elle est honnête, pour une pute.

— Quentin, putain, ne parle pas d’elle comme ça, s’énerve Erwann, outré.

— Tu préfères que je dise quoi ? Prostituée, péripatéticienne ?

— Rien, ça ira. J’étais déjà au courant depuis longtemps. Elle m’en a parlé dès notre deuxième rendez-vous. Elle m’a tout expliqué.

Le tatoueur le regarde d’un air sceptique.

— Et tu continues à la fréquenter ? demande-t-il, étonné.

— Bien sûr.

— Ça te dérange pas qu’elle se fasse troncher par tous ces …

— Arrête, par pitié, arrête, s’emporte Erwann, bouillonnant de rage. Tu n’as pas besoin d’en rajouter des caisses concernant son taf. Je sais déjà tout. Je comprends que tu t’inquiètes pour moi mais c’est bon, pas la peine de me noircir le tableau, argumente-t-il, conciliant.

— Tu te tapes une pute, c’est la seule chose que je comprends.

— Gwen n’est pas que ça, bordel. Ne la réduis pas qu’à ça. Elle a un cœur, des émotions, une fille à élever…

— Je vois… elle t’a fait la grande tirade de la Cendrillon des quartiers. Et toi, bonne poire, tu t’es laissé amadouer…

Le tatoueur prend un air moqueur et lève les yeux au ciel. Aurait-il raison ? Erwann est-il vraiment devenu aussi crédule ? se demande-t-il pour lui-même.

— Elle va te baiser.

— Je sais bien que c’est pas la tolérance qui t’étouffe d’ordinaire mais depuis quand t’es devenu un tel connard, sérieux ? intervient Erwann, excédé.

— Mais ouvre les yeux, mec ! Elle veut ton fric ! Elle a bien dû se rendre compte que t’étais blindé. Elle a vu ta bagnole, ta baraque, elle sait sur quel pigeon elle est tombée.

Sentant son sang s’échauffer dans ses veines, Erwann se lève d’un bond et longe le salon de long en large, pour se calmer. La dernière chose dont il a envie, c’est de décrocher une droite à celui qui l’a sorti de la mouise à une époque, mais la conversation prend une tournure qu’il n’avait pas envisagé. Quentin veut clairement enfoncer la jeune femme. Erwann réfléchit, à la recherche de la bonne formule pour s’exprimer.

— Quentin, elle me plait.

— Okay. Baise-là, paie-là et basta.

Erwann se passe la main sur son visage, se pince l’arête du nez, lève les yeux au ciel et reprend :

— Si c’est tout ce que tu as à me dire, je ne vois pas l’intérêt de continuer cette discussion.

— Tu vas la revoir ?

— Bien sûr.

— Tu sais ce qui va se passer ? Elle va te plumer. Elle va se servir de toi. Elle va te manipuler. Regarde comment t’es, elle t’a déjà changé. Un vrai canard, putain, mais ouvre les yeux ! On est tes potes, moi et Richard. On t’a tiré de la merde quand tu t’es fait larguer par Alice, qui soit dit en passant, t’as bien pris pour un con aussi. Et c’est comme ça que tu me parles aujourd’hui ? T’es devenu amnésique ma parole !

— Qu’est-ce que Richard a à voir là-dedans ? demande le photographe, à bout de nerf.

— Je lui en ai parlé, explique Quentin en détournant le regard pour se resservir un troisième verre.

Erwann comprend tout. Voilà enfin l’explication qu’il attendait, depuis qu’il avait vu Richard au restaurant la veille, lorsqu’ils ont déjeuné sur le port de Brest. Il avait bien remarqué quelque chose de déconnant dans l’attitude de son ami, mais n’avait pas voulu lui en parler en présence des deux femmes.

— Pourquoi t’as fait ça ? Tu ne penses pas que c’était à moi de le lui dire ? Maintenant, c’est ta version qu’il va croire. Il va penser que si je ne lui en ai pas parlé avant, c’est parce que j’avais honte.

— C’est pas le cas, peut-être ?

— Bien sûr que non, assène un Erwann au regard noir.

— T’as pas honte de t’être fait embrigader par une…

— Stop !

— T’as pensé à ta fille ? C’est ça l’exemple que tu veux donner à Manon ? C’est ça le « féminisme » que tu veux lui enseigner ? argue-t-il en mimant des guillemets volontairement exagérés.

— Quentin, écoute-moi, reprend le photographe plus posément. J’ai pas honte de Gwen. J’ai pas honte du métier de Gwen. J’ai pas honte de la fréquenter. J’ai pas honte non plus d’être en train de tomber amoureux d’elle. En revanche, j’ai honte de toi et de ta façon de la juger. Les gens font ce qu’ils peuvent, avec ce qu’on leur a donné. Je t’adore. Tu m’as sorti du trou quand je me suis fait lourder. Mais…

— Mais tu vas continuer avec elle…

— Mais je vais continuer avec elle...

Erwann le dévisage sans sourciller malgré la déception qui l’habite. Voir son pote si hargneux envers sa nouvelle partenaire lui fait mal au cœur. Il ne comprend pas son acharnement à vouloir l’enfoncer. Il aurait aimé discuter d’homme à homme, avec sincérité et respect, mais le comportement de son ami ne laisse place à aucun dialogue possible. Quoi qu’il dise, Quentin s’opposera à cette nouvelle relation, quitte à tirer un trait sur leur amitié. Le photographe ne veut pas le perdre, ni choisir entre lui et Gwendoline, mais il ne sait plus quoi penser. La violence des mots de son ami le touche plus qu’il ne l’aurait cru.

Quentin le scrute de son air sournois, avant de reprendre :

— Je peux ajouter une chose ?

— Vas-y, lui répond Erwann, qui s’attend au pire, vu le regard maléfique que son pote est en train d’afficher.

— N’oublie pas, la prochaine fois que tu seras en elle, que je suis déjà passé par là…

— Tu me fais gerber… lui lance le photographe en repoussant violemment sa chaise vers le comptoir.

Erwann attrape et balance sa tasse de café pleine contre le mur. Elle se brise en plusieurs morceaux dans un bruit de vaisselle cassée. Une tâche marron clair barbouille la peinture blanche de la cloison à présent marquée par le choc.

— Ne me raccompagne pas, je connais la sortie ! hurle Erwann.

Ses pas résonnent encore dans le couloir lorsque le violent claquement de la porte fait trembler les murs de la propriété.

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