Chapitre 88 : Tensions
Erwann est surpris par cette déclaration. Ainsi Quentin et Richard se sont parlés depuis la rencontre des deux tourtereaux avec le tatoueur mal luné, vendredi dernier. Le photographe aimerait connaître la teneur de leurs échanges, mais la présence de Manon-Tiphaine, qui dévore son plat avec appétit, le retient de toute investigation auprès du coiffeur.
Pourtant, il a la désagréable impression que quelque chose se trame derrière son dos. Le regard étrangement fuyant de son ami ne fait que confirmer son ressenti. Et Gwendoline affiche à présent une attitude où perce un malaise évident. Elle a arrêté de manger et lui lance un regard suppliant qu’Erwann a très bien capté. Ce dernier passe outre le commentaire sibyllin de Richard et se résout au silence, conscient que la discussion s’enliserait dans des sables mouvants. Ce n’est clairement pas le lieu ni le meilleur moment pour aborder le sujet. Il attendra d’être seul avec son ami pour lui demander plus d’informations sur ce que ce sont dit ses deux meilleurs potes.
L’intervention nébuleuse de Richard jette un froid sur l’ambiance estivale de cette journée ensoleillée. Erwann réalise qu'il a peur de voir l’activité de Gwendoline révélée au grand jour, notamment en présence de sa fille. Pourtant, peu à peu, l'information semble filtrer malgré lui. D'abord, Quentin, et maintenant Richard. Le bouche-à-oreille qui répand les secrets qu'on voudrait garder pour soi le terrorise. Jusqu'où cela va-t-il aller ?
Il n’aime vraiment pas l’idée que son métier soit connu de tous.
Cette constatation le perturbe. Aurait-il honte d’elle ou de son travail ?
La réponse éclot en lui contre son gré.
Erwann n’est pas comme elle. Il n’est pas assez fort pour affronter le regard d’autrui sans s’en soucier. Il regrette de ne pas pouvoir s’en extraire. De ne pas être capable d'affronter la vindicte populaire et de s'en détacher.
Tant que les choses restaient sous silence, tout semblait acceptable mais à présent que ses deux meilleurs amis sont peut-être au courant, le doute s’immisce en lui plus vite qu’un virus dans un organisme défaillant.
Et il s’en veut tellement. Elle ne mérite pas ça. Pas après toutes les confidences qu’elle lui a faites. Elle a placé sa confiance en lui, et à plusieurs niveaux. En retournant sa veste, il la trahit, elle et ses secrets. Soudain, tout ce qu’ils ont échangé paraît avoir été abîmé par quelques mots balancés entre la poire et le fromage par un Richard désinvolte qui n'a pas mesuré l'ampleur du problème.
Manon-Tiphaine ne se rend compte de rien, absorbée par la dégustation de son plat qu’elle termine jusqu’à la dernière bouchée. Gwendoline, quant à elle, a laissé la moitié de son repas et affiche un faciès au bord de la nausée. Ses yeux vont de droite à gauche, cherchant un point de repère auquel se raccrocher. Impuissant, Erwann n’arrive plus à capter son regard paniqué. Elle non plus n’assume plus. Il le ressent. Elle a envie de fuir. Seule la décence et le respect qu’elle a pour lui l’oblige à rester sur sa chaise et à supporter la situation.
Il doit intervenir, faire quelque chose. Mais que faire, que dire ? Erwann est impuissant.
Dans un effort surhumain, il change maladroitement de sujet de conversation, mettant sa fille à contribution :
— Manon, quel est ton pronostic pour ta prochaine compétition de surf ?
***
Le repas terminé, Erwann, Richard et Gwendoline raccompagnent Manon-Tiphaine auprès d’Alice et de son nouveau beau-père. L’ex-femme d’Erwann apparaît toujours aussi remontée. Elle présente son mari, Loïc, à une Gwendoline plus nerveuse qu'avant le déjeuner. Alice le fait à contrecœur, sachant pertinemment qu’aucun des deux n’y tient vraiment. Gwendoline joue le jeu. Elle serre l'énorme main qu'il lui tend, aussi large qu'une poêle. Apparemment inconscient de sa force, il la lui secoue avec rudesse, comme s’il voulait se débarrasser d’un insecte.
Elle le détaille au passage. L’homme à un physique imposant. Sa carrure lui rappelle celle d’un rugbyman, massive et trapue, avec des épaules larges et des muscles courts. Ses yeux bleus sont petits et perçants et son nez de travers a l’air cassé, ce qui lui laisse entrevoir une autre possibilité : un boxeur ? Dans les deux cas, le dénommé Loïc n’a pas l’air très aimable, ni disposé à faire sa connaissance. Ses bras croisés sur son torse robuste et son visage fermé parlent pour lui.
L’ambiance est à couper au couteau, lourde et pesante. Erwann a l’air d’être prêt à sauter à la gorge du nouveau mari de son ex-femme. Richard garde ses distances, spectateur attentif mais silencieux. Ne comprenant pas ce qui se joue, Gwendoline essaie de faire bonne figure, malgré son malaise interne. Elle se montre aussi cordiale que possible, ignorant l’hostilité qu’elle ressent à son égard de la part des deux étrangers.
Manon-Tiphaine se manifeste sur la pointe des pieds au milieu de ces présentations glaciales :
— Maman, j’aimerais bien rester avec papa aujourd’hui, déclare l’adolescente, la voix éteinte.
— Mais on avait prévu d’aller se balader à Océanopolis, la contre sa mère, de plus en plus froide. Ça fait longtemps que tu me demandes d’y aller. Nous, on y va uniquement pour te faire plaisir, alors si tu n’es pas là, ça n’a plus aucun intérêt.
Alice regarde Loïc, dans l’espoir qu’il prenne son parti, mais ce dernier reste de marbre. La mère de Manon-Tiphaine revient à la charge :
— C'est pour toi qu'on avait prévu ça. Si cela ne tenait qu’à moi, je préfèrerais siroter un verre au soleil à la terrasse d’un café.
— Oui, mais j’aimerais bien rester avec papa et Gwen, reprend la jeune fille, en se glissant dans les bras de son père.
Étant donné sa grande taille, elle ne peut plus se blottir contre lui comme autrefois. Il la prend néanmoins par les épaules et l’embrasse affectueusement sur le front.
— J’ai une idée, suggère Gwen, en regardant Erwann.
Elle sait qu’elle marche sur des œufs mais ne peut s’empêcher de se ranger du côté de l’adolescente, qu’elle sent fébrile et à fleur de peau.
— Je ne sais pas ce que tu avais prévu pour cette après-midi mais on pourrait aller se balader à Océanopolis avec Manon. On la déposera chez sa maman ce soir en rentrant.
Gwendoline n’a pas pris soin de consulter son compagnon avant de faire cette proposition et en s’écoutant parler, elle s’en veut aussitôt. Elle se mord la lèvre, signe de sa culpabilité. L’idée n’a cependant pas l’air de déplaire à son compagnon, au vu de son visage calme et ouvert.
Manon-Tiphaine exulte :
— Oh ! Ce serait trop bien ! Dis oui papa, steuplait ! intervient l’adolescente, soudainement éclairée par une joie sincère.
Erwann sourit à sa fille et déclare à son ex-femme, dans une ultime tentative :
— Qu’en penses-tu ? Tu nous la laisses ?
— Décidément Manon, tu exagères, reprend la mère, un ton au-dessus. On vient te chercher et tu nous fais faux bond deux fois. Je ne suis pas ton taxi !
— C’est vrai, Manon, renchérit Loïc d’un air désapprobateur, pour soutenir enfin son épouse. Ta mère se plie en quatre pour te faire plaisir et voilà comment tu la remercies.
Erwann le foudroie du regard. Il bout littéralement. On le croirait sur le point de lui sauter au visage.
Richard avance d’un pas, prêt à bondir.
Quelque chose dans l'attitude de ce dernier échappe à Gwendoline mais elle comprend que la présence de Richard est une bénédiction. Il a l’air d’être le garde-fou d’un Erwann qui n’attend qu’une chose : en découdre avec le nouveau beau-père de sa fille. Elle imagine que Richard connaît les raisons de la rancœur qui existe entre les deux hommes. Et bien qu’il n’intervienne pas, il observe la scène se dérouler sous ses yeux avec une grande attention. Elle voit à son corps tendu et à ses muscles bandés qu’il se tient prêt à s’en mêler le cas échéant.
Pour la première fois depuis leur rencontre, Gwendoline regarde Richard attentivement. Son corps sculpté dégage une impression de force, voire de puissance, renforcé par un visage masculin au regard noir et aux traits taillés à la serpe. Sa barbe courte et entretenue et sa coiffure de skinhead ne font que décupler cette image virile qu’elle lui découvre subitement. Une fois qu’il abandonne son rôle de clown pour amuser la galerie, Richard se révèle être aussi sauvage que son bûcheron de compagnon. Elle remarque que les deux hommes sont aussi grands l’un que l’autre, d’autant plus qu’ils se tiennent presque côte à côte, droit comme des I. Leurs musculatures sont également similaires, avec un avantage pour le coiffeur, plus massif et enrobé. Erwann, qui se révèle être un nerveux, a le corps noueux de ceux qui se consument de l’intérieur.
Et tout en devisant des proportions des deux compères, Gwendoline se demande qui du compagnon d’hier ou d’aujourd’hui d’Alice va baisser les armes le premier.
La jeune femme les dévisage et perçoit très nettement leur animosité réciproque, sans en connaître l’origine. Elle met cette défiance sur le compte de leur incompatibilité de caractère, mais s’interroge sur les vraies raisons de ce combat de coq public. Des flèches empoisonnées continuent à être décochées virtuellement entre les deux hommes. Ils se toisent, se jaugent du regard, attendant le premier faux pas.
Plus personne ne parle, ni ne bouge. Soudain, Erwann se lance :
— On l'emmène avec nous.
Il s'adresse à Loïc, le défiant ouvertement. Sa déclaration sonne comme une vengeance. Est-ce parce qu’ils ont partagé la même femme à deux époques différentes qu'il se comporte ainsi ? A moins qu’Erwann ne supporte pas que Loïc le remplace au quotidien en tant que beau-père auprès de sa fille unique ?
Gwendoline est perplexe.
Que cache cette démonstration de testostérone à laquelle elle assiste ?
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