Chapitre 89 : Richard au coeur tendre
Alice pose une main sur le ventre de son mari, obligeant Loïc à rester à sa place.
C’est donc elle qui porte la culotte, remarque Gwendoline en observant le beau-père de Manon-Tiphaine s’effacer derrière sa femme.
— Maman, je suis vraiment désolée, s’excuse l’adolescente en voyant la tournure que prend la situation. Mais je n’ai pas beaucoup vu papa récemment à cause de mes compétitions et de mes entrainements. Et j’aimerais passer du temps avec lui aujourd’hui.
L’argumentation de la jeune fille semble faire mouche. Alice a l’air sur le point d’accepter…
— J’ai aussi envie de profiter de la venue de Gwen pour apprendre à la connaître. Elle n’est pas d’ici, tu sais. Je ne pourrai pas la voir quand je le veux.
Le visage de sa mère se décompose encore plus à l'évocation de cette dernière raison. Gwendoline ressent la brûlure désagréable de deux regards noirs que l’on pose sur elle.
Pourtant, elle est touchée par la gentillesse de l’adolescente. D’autant qu’elle a aussi très envie de la connaître davantage, après avoir pris plaisir à discuter à table avec elle. Se tournant vers la jeune fille, elle la remercie d’un signe de tête discret, accompagné d’un léger sourire. Elle reste silencieuse pour ne pas se mêler de ce qui ne la regarde pas, mais se montre reconnaissante à sa façon. Manon-Tiphaine lui envoie le même message et se fait plus insistante encore, toujours accrochée à son père :
— Maman, s’il te plaît. Je reviens ce soir. Pour cette fois.
— Bien. Comme tu voudras, cède sa mère à contrecœur.
Consciente qu’ils sont en train de se donner en public, Alice veut en finir au plus vite et abandonne la partie. Elle regarde Erwann de travers mais ce dernier n’y prête guère attention, les yeux toujours fixés sur un Loïc au visage fermé.
— À ce soir, et pas après vingt heures, lui assène-t-elle, avant de les planter sur le trottoir comme des clous dans une planche de bois.
Sa froideur glace la nantaise, qui ne comprend pas du tout ce qu’Erwann a pu lui trouver à une époque. Était-elle si différente autrefois, avant l’épreuve terrible qu’ils ont eue à traverser ?
Gwendoline en ressent encore plus de compassion pour la fille d’Erwann, qui n’a pas la chance d’avoir une maman très empathique. Elle suppose que l’adolescente, comme tous les jeunes de son âge, a besoin de parler, surtout après les révélations qu’elle vient de faire au déjeuner. Mais sa mère, bien qu’étant la mieux placée pour l’écouter, n’a pas l’air capable de lui offrir une oreille attentive. Cela lui rappelle sa propre relation avec sa mère, avec qui la communication a toujours été difficile.
L’affaire conclue, Alice et Loïc repartent seuls et de mauvaise humeur dans la direction opposée. Erwann se remet à respirer normalement, tout comme Richard, soulagé que tout se soit fini sans heurt. Il vient lui donner une accolade, comme pour le féliciter de s’être contenu. De toute évidence, Richard connaît bien le caractère impétueux d’Erwann.
Gwendoline avait déjà remarqué que sous son allure calme et posée se cache un sanguin qui n’attend qu’une étincelle pour faire flamber la colère qui l’habite. La seule chose qu’elle ne comprend pas encore, c’est l’origine de ce trait de caractère.
Manon-Tiphaine ne semble pas perturbée outre mesure par la scène qui vient de se jouer autour d’elle. Ou peut-être y est-elle tout simplement habituée, suppose Gwendoline. Les enfants passent parfois leur temps à jouer les arbitres lorsque leurs parents séparés n’ont pas résolu leurs conflits sous-jacents. Elle en sait quelque chose, elle-même a connu quelques difficultés à trouver l’apaisement avec son ex-mari. Erwann n’est divorcé que depuis quatre ans, c’est encore assez récent. Et vu la nature des échanges auxquels elle vient d’assister, elle devine qu’il y a encore pas mal de choses qui n’ont pas été digérées.
L’adolescente est aux anges et remercie chaleureusement son père et sa compagne pour leur intervention. Ils lui sourient en retour.
— Bon, je vais vous laisser les enfants, intervient Richard, calmement. Je suis attendu chez mes parents pour prendre le café. Gaz, on se voit plus tard. Gwen, ravi de t’avoir rencontrée. Ce fût un réel plaisir. Manon, vient dans mes bras, ma grande.
La jeune fille s’avance vers lui et se colle contre son torse puissant, avant de fourrer sa tête dans le cou du coiffeur. A les voir ainsi, Gwendoline se doute de leur profonde complicité et s’étonne que Richard ne lui ait jamais parlé de son homosexualité avant aujourd’hui. Il doit y avoir beaucoup de pudeur entre l’adolescente et l’ami de son père, au même titre qu’entre Erwann et sa fille. Ce n’est jamais évident pour les hommes de parler de sujets sensibles avec les jeunes filles, par peur de les mettre mal à l’aise ou de les froisser.
Elle-même se souvient combien, plus jeune, elle fuyait les conversations trop intimes avec les hommes de son entourage. Un jour, alors qu’elle n'avait que douze ans, peu de temps avant la mort de son frère, elle s’était retrouvée au cœur d’une conversation aussi malaisante qu’un rendez-vous chez un gynécologue vicieux. Son père et son frère l’avaient taquiné sur sa poitrine naissante et ces remarques l’avaient mortifiée sur place. A cette époque, elle ne supportait pas les regards masculins sur son corps en pleine évolution, surtout s’ils provenaient de sa famille. Chaque petite réflexion la mettait au supplice. Elle détestait qu’on lui parle de son « corps qui se transformait », de ses rondeurs naissantes, de son poids ou pire, de ses règles. Ses fameuses règles qui avaient débarqué lorsqu’elle avait douze ans et qui avait fait d’elle une femme, aux yeux de son entourage. Mais à douze ans, on est tout sauf une femme.
Gwendoline préfère les hommes pleins de retenue, qui font preuve d’une grande délicatesse à l’égard des adolescentes, plutôt que ces insupportables gros lourds qui sévissent aux réunions de famille. Tous ces tontons à la main leste et autres cousins à l’humour grivois, elle les a en horreur.
Elle observe avec attendrissement Richard qui emmène Manon-Tiphaine un peu à l’écart. Il la serre de nouveau dans ses bras et au cours de cet échange plein de tendresse, tous les deux partagent quelques messes basses qui les font rire. Puis, il lui glisse quelque chose à l’oreille et en retour, elle hoche la tête d’un air reconnaissant.
Un instant, Gwendoline envie leur évidente complicité. Elle espère pouvoir un jour devenir sa confidente à son tour. Peut-être pas tout de suite, mais dans un avenir proche… Une brève image s’inscrit à son insu dans son esprit. Celle d’une famille, avec un couple et leurs deux grandes filles. Son corps est parcouru de frissons, comme si une intuition la traversait de part en part.
Erwann lui attrape la main et la sort de sa rêverie. Il l’interroge du regard.
— Désolée, murmure Gwendoline à son intention.
— Désolée de quoi ? demande-t-il, étonné.
— Je ne t’ai pas consulté avant de suggérer mon idée tout à l’heure. J’aurais dû.
— Non, ne t’inquiète pas, tu as eu raison, c’était une bonne suggestion. C’est moi qui suis désolé pour l’accueil frigorifique que mon ex-femme t’a réservé. Ainsi que son… mec, crache Erwann comme s’il voulait débarrasser sa bouche d’un aliment immonde. Nous ne sommes pas restés en très bons termes.
C’est le moins que l’on puisse, pense la jeune femme pour elle-même.
— C’est ton ex, c’est normal. Ce n’est pas simple. Elle verra forcément d’un mauvais œil l’arrivée d’une nouvelle femme dans la vie de sa fille.
— Pourtant, Manon semble déjà t’adorer. Elle devrait s’en réjouir plutôt. Mais je ne l’ai jamais vue se réjouir de quoi que ce soit, alors j’imagine que ce n’est pas maintenant que cela va commencer, raille-t-il, amère.
— Oublions ça, Erwann. On va passer une super après-midi avec ta fille, et elle et moi allons faire plus ample connaissance.
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