Chapitre 99 : Douleur
Camaret-sur-Mer, presqu’île de Crozon, le mercredi 22 avril, midi
Erwann tourne en rond comme un lion en cage dans sa villa aux dimensions extravagantes. Il parcourt les pièces à la recherche de son souvenir. Il la revoit dans la cuisine, assise à table à ses côtés, dévorant la soupe qu’il avait préparée. L’image lui fait mal. Comme toutes les autres qu’il a en tête d’ailleurs. Le canapé où ils étaient allongés devant le film, le tapis sur lequel elle l’a massé, la bibliothèque qu’elle a parcourue avant son bain...
Il ouvre le réfrigérateur à double porte, et en sort une bouteille d’eau gazeuse. Il en prend une longue rasade pour faire passer le paracétamol qu’il vient de gober. Tous ses gestes sont saccadés, empreints d'urgence. Où sont passés la sérénité et le calme qui l'habitaient lorsqu'elle était près de lui ?
En caleçon et tee-shirt débraillés, il observe le reflet de sa tête dans la porte vitrée du four. Même si l’image n’est pas claire, il devine qu’il n’est pas beau à voir. Son visage est creusé et cerné, et affiche cet air sinistre qu’il déteste, celui qu’il arborait sans cesse juste après son divorce. Deux jours qu’il ne s’est pas lavé. Deux jours qu’il ne sait plus quoi faire de lui-même.
Il n’a encore rien fait de sa matinée. Son ordinateur est resté éteint, son téléphone est sur silencieux. Son agenda est encore ouvert sur son bureau, à la date de vendredi dernier, puisqu'il avait travaillé jusqu'à son arrivée. Aujourd'hui, Erwann ne veut voir personne, peu importe qu’il ait des rendez-vous importants ou non.
Tôt, hier matin, au lieu d’aller faire son footing habituel, il s’est rué au tabac le plus proche pour se ravitailler en cigarettes. Il a fumé l’équivalent d’un paquet de clopes, ce qui, après plus de deux semaines de sevrage, lui cause une nausée terrible, ainsi qu’un mal de tête épouvantable. D’autant qu’il n’a quasiment rien avalé depuis lundi matin, lors de son dernier petit-déjeuner avec Gwendoline. Sa migraine lui ceint le crâne dans un étau innommable.
Lorsque Manon-Tiphaine a pris de ses nouvelles au téléphone, il lui a répondu par message que tout allait bien, alors qu’en réalité, il est au plus mal. Il ne souhaite pas l’inquiéter en lui parlant de vive voix de ce qui le ronge de l’intérieur. Quand sa fille lui a demandé comment allait Gwendoline, il lui a écrit un nouveau mensonge. Il lui a assuré qu’elle était bien rentrée à Nantes, et que tout allait bien pour elle. Pourtant, il est à présent persuadé qu’elle aussi va mal.
Il a envie d'appeler la jeune femme, de lui raconter sa conversation houleuse avec Quentin, de lui dire dans quel état il se trouve depuis, mais n'est-il pas trop tard maintenant ? Il aurait fallu qu’il le fasse aussitôt, ou le soir-même, probablement. Pas deux jours après. Face à son silence, elle a dû se poser mille questions, et doit lui en vouloir à mort. C’est ainsi que lui aurait réagi si elle avait fait ça.
Il ne veut pas la faire souffrir mais il sait que c’est déjà trop tard. Même s’il s’excusait, il serait obligé de lui raconter des mensonges, car la vérité, c’est qu’il ne sait plus du tout où il en est. Depuis sa conversation avec son ami, il a complètement perdu les pédales. Après avoir été plusieurs heures en état de choc, il réalise, qu’il est tout simplement jaloux de Quentin. Il se revoit à nouveau dans la cuisine de ce dernier, au milieu des détritus, face à ce détritus. Quentin, qui a possédé sa compagne, exactement comme Loïc avait possédé Alice avant son divorce. Toutes les femmes qu’il aime sont-elles vouées à le faire souffrir ?
C’est même au-delà cette fois. Quentin a pénétré la femme qu’il n’a jamais eu l’audace de prendre, alors qu’il en crevait d’envie. Est-ce de la faute de Gwendoline ? Bien sûr que non, et si c’était à refaire, il se comporterait de la même manière, mais les faits sont là. Son meilleur ami l’a prise alors que lui, qui est quand même censé être son mec, ne l’a jamais possédée.
Un haut-le-cœur le saisit à nouveau.
Il sort sur sa terrasse s’en griller une autre. Marchant pieds nus de long en large sur les dalles granuleuses, il ne sent pas sa plante de pied s’échauffer. Ou plutôt si, il ressent la douleur physique, et elle le soulage, car elle le distrait de sa souffrance émotionnelle.
Il enrage. Il ne peut pas retirer de son esprit cette vision d’elle sur le dos en train de se faire culbuter par ce butor qui, le connaissant, a sûrement dû s’acharner comme une brute affamée.
Cette image tourne en boucle dans sa tête et rien ne peut l’empêcher.
Soudain, après avoir tiré une énième taffe, Erwann vomit dans son parterre de fleurs. De la bile, mélangée avec l’eau gazeuse et le médicament dissolu, se déverse sur les gardénias.
Le jeune homme s’assoit, mal en point. Son mal de tête est lancinant et tambourine sans relâche dans sa boîte crânienne comme un batteur s’acharnerait sur sa grosse caisse.
Repensant à Quentin et à son attitude monstrueuse, il se dit qu’il aurait dû lui en coller une. Au moins pour la défendre, défendre son honneur, sa réputation. Il aurait dû lui en coller une pour le faire taire et, aussi, pour se soulager. Juste une, bien placée, en plein visage, pour lui effacer son sourire narquois. Pour se décharger de toute cette haine qu’il ressent.
Mais c’est son frère, ou presque. Il ne pouvait pas faire ça. Aussi perfide et cruel Quentin a-t-il été, c’est son meilleur ami, celui qui l’a aidé à traverser une période compliquée. Il ne peut pas lui tourner le dos aujourd’hui, même si à la seule idée de le revoir, il sent une nouvelle vague de nausée lui monter à la gorge.
Il devrait appeler Gwendoline. Lui parler. S’excuser. Elle comprendra. Elle lui pardonnera. D’avoir paniqué, d’avoir été secoué par ce que Quentin lui a balancé à la tête. Sa voix douce et apaisante lui manque, il aimerait l’entendre… Il voudrait tellement l’entendre. Que fait-elle ? Elle doit être avec Emma, elle doit travailler, voir des hommes, tous ces hommes qui ont la chance de la côtoyer alors que lui se retrouve seul dans son immense baraque sans âme. Sans la présence lumineuse de la jeune femme ou de sa fille, sa propriété, que tout le monde lui envie, lui semble bien vide.
Et s’il lui demandait d’arrêter son métier ? Il ne peut pas faire ça. De quel droit lui imposerait-il ses directives ? A-t-elle exigé quelque chose de lui ? Jamais.
Quelles options lui reste-t-il ? Il ne pourra pas effacer ce qui s’est passé entre elle et Quentin, et pour toujours ce dernier restera celui qui l'a possédée le premier. Soit il l’accepte, soit il rompt avec elle.
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