Pas moyen de trouver le sommeil dans cette chambre. Celui qui est couché à côté de moi est un inconnu que je voudrais fuir. C'est la première fois que je tombe sur un sombre idiot et totalement ivre. Les propos qu'il a balancés m’interpellent. Sont-ce les effets de l'alcool, le chagrin ou la colère qui ont guidé ses mots ? Ou peut-être un cocktail des trois. Décidément, ce jeune homme est agaçant voire fatigant. En seulement quelques minutes il m’insupporte. Même s'il peut avoir des circonstances atténuantes, son attitude est inadmissible. Comment a-t-il pu penser une seule seconde que j’acceptais l'invitation de sa mère pour profiter de ses faveurs ou encore abuser de sa gentillesse ? Qui est-il pour me juger ? Nous avons à peine échangé quelques phrases. Peut-on considérer cette joute verbale comme un début de communication ? Quant à sa proposition déplacée d’envisager un plan cul, dans ces conditions, il faudrait que je sois saoul et désespéré. Même s’il est beau gosse, à part dans ses rêves, je ne lui accorderai pas le moindre geste.

Je n'ose pas bouger de peur de le réveiller. Quand la main de Vince vient se poser sur mon torse nu, je la repousse. Puis, je tire le drap sur ma peau pour me protéger. J’allume mon portable pour voir que les heures s'écoulent trop lentement. Je me repasse le film de la soirée, les dires de sa mère. Je revois les yeux de Vince quand il a déboulé dans la chambre, plein de haine, en écho à ses mots. Le cynisme qui l'habite est destructeur. Où est passé le jeune homme de la photo sur la cheminée ? Partager cette nuit avec lui est pesant, pour ne pas dire malsain. La vie lui a volé son père prématurément, sans qu'il puisse être préparé à une telle issue. Pourtant, il devait avoir conscience que dans de telles missions, le danger est tapi dans l'ombre. Comment aurais-je réagi en de telles circonstances ? Je pense que j’aurais été malheureux, abattu. Pour autant, aurais-je détruit tout ce qui m'entourait pour me donner bonne conscience ou des excuses pour cacher ma souffrance ?

Vers huit heures, j’ouvre les yeux, le lit est vide, la place à ma droite est froide. Le soleil traverse les volets, un éclairage agréable en ce début de matinée. Je cherche sa présence pour m'assurer que tout ce que j’ai vécu était bien réel. Depuis combien de temps Vince s'est-il éclipsé ? C'est à ce moment-là qu'une bonne odeur de brioche arrive de la terrasse. J’ouvre les rideaux en grand, l'air s'engouffre. Je respire cette bouffée d'oxygène vivifiante. De belles teintes, joli camaïeu de bleus s'ajoute au paysage, le parterre d'hortensias est de toute beauté. J’enfile mon polo et mon short bleu marine qui gisent sur le sol. Le seuil franchi, je m’enivre des parfums des rosiers grimpants qui encadrent les fenêtres du bas. Quand je me présente sur la terrasse, Vince est assis, une tasse dans la main, une cigarette se consume dans le cendrier.

• Vas-y prends une chaise. Maman nous a préparé un petit déjeuner copieux avant de partir bosser.
• Tu es sûr ? Je ne voudrais pas ...
• Arrête, assieds-toi. Café ou thé ?
• Thé, ce sera parfait. Tu te sens comment ?
• Débile, si c'est ce que tu veux entendre.
• Non pas spécialement. Juste savoir si ...
• Si je pensais les horreurs que je t'ai balancées.
• Laisse tomber, tu n’avais pas les idées claires...
• Ouais avec ce que je me suis enfilé, cela ne pouvait en être autrement.
• Bon on passe à autre chose.
• Si tu ne veux plus faire l'excursion, je comprendrais.
• Pourquoi ?
• Parce que le sombre idiot que je suis, est incapable de contrôler ce qui sort de sa bouche.
• Eh bien si nécessaire, je te remettrai à ta place.
• Bon courage alors, je suis ingérable, ma mère ne cesse de me le répéter.
• Elle tient à toi et forcément elle s’inquiète.
• Sûrement, peut-être qu’elle n’a pas tort. Elle ferait mieux de me foutre à la porte pour que je me démerde.
• Si c’est ce que tu veux et bien bouge-toi plutôt que de te lamenter. Tu te plains, tu ne vois pas …
• Qu’elle est malheureuse, bien sûr que si et je ne lui facilite pas la tâche.
• En picolant et en te mettant la tête à l’envers, c’est une évidence.
• Putain, arrête de jouer au grand frère.
• Ce n’est pas un jeu, juste la réalité et là, tu n'assumes pas. Bon en attendant, donne le programme de la journée.
• On part dans vingt minutes, pour traverser à marée basse. C'est la façon la plus sympa de rejoindre le fort.
• Parfait, ça me va.
• On prend les restes du petit déjeuner pour midi, on mangera sur place.

Je file récupérer mes affaires dans ma chambre et je rejoins Vince dans le salon. Il est immobile, une photo dans les mains. Je ne peux m'empêcher de venir poser ma main sur son épaule. À mon contact, le jeune homme laisse échapper le cadre qui termine sa course sur le carrelage. La vitre éclate à ses pieds.

• Pardon, je ne voulais pas te faire peur.
• Non, tu n'y es pour rien. J'étais ailleurs et j'ai cru ...
• Qu'il était là.
• Putain, je suis un pauvre con, un vrai gamin.
• Tu es humain avant tout et il te manque.

Je ramasse les plus gros morceaux sous le regard hagard de Vince qui ne bouge pas. Après un rapide tour en cuisine pour trouver un balai et une pelle, afin de réparer les dégâts dont je suis responsable, je découvre à mon retour que Vince a disparu. Je me précipite dans l’allée pour voir sa silhouette s'évanouir au coin de la rue. Sans réfléchir, j’attrape la photo encore par terre, mon sac à dos et part à sa suite en espérant qu'il ne fera rien de stupide.

Où vais-je le retrouver ? Qu'est-ce qui lui est passé par la tête ? Pourquoi est-il à fleur de peau ? Pourquoi m'entêter à vouloir l'aider ?