Chapitre 38.1 : Victor "La Guignette."
Trois heures que je roule et le visage d’Arthur reste ancré en moi. Je revoie son dernier baiser. À ce souvenir, ma langue parcourt mes lèvres pour retrouver la chaleur des siennes. La soirée et la nuit resteront gravées dans chaque particule de mon être. Nous avons partagé un moment unique, un de ceux que l’on ne peut oublier. Nous recherchions en l’autre un truc différent. Nous avions avant tout besoin de réconfort, de nous sentir apprécié et vivant sans avoir de questions à nous poser et aucun regret d’avoir partagé cette intimité.
Maintenant, j’ai un seul objectif en tête, rallier La Rochelle avant la fin de journée. Les douze heures de vélo ne m’effraient pas, au contraire j’ai une envie folle de réussir ce défi. Le paysage évolue au cours de kilomètres, les grands champs de céréales font place à des bois de chênes verts offrant un coin d’ombre des plus appréciables. Je ne veux pas reproduire mes exploits. Une insolation me suffit largement, un beau pompier ne tombera pas des pommiers à chaque coin de rue.
J’apprécie le calme de cette départementale où la circulation est peu contraignante. Je reste aux aguets, pour éviter les mauvaises déconvenues. Les nids de poule semés sur la chaussée m’obligent à rester sur mes gardes. Je suis concentré sur les efforts que mes muscles produisent, cela me distrait de sentir mes mollets réchauffés par les rayons du soleil. Ils jouent à venir les lécher lorsque les feuilles jouent avec le brise. Chaque village traversé est source de vagabondages, j’essaie de retenir quelques noms pour qui sait un jour les placer sur la carte de mon roman. Des bouleaux m’accompagnent, une allée de soldats droits et fiers qui frémissent quand le vent se lève. La route se transforme en un chemin de terre que je parcours me demandant si je ne me suis pas égaré.
Il est midi quand j’arrive dans la ville de Juigny, un panneau m’indique qu'en faisant un léger détour, je pourrai faire une halte au bord de l’étang. Cet îlot de verdure m’accueille avec un charme désuet qui me plait. Les rares autochtones présents à cette heure sont deux adolescents venus pêcher. Je m’assois à l’ombre d’un saule et commence à dévorer le sandwich qu’Arthur a pris la peine de me confectionner avant que je ne parte. Cette nouvelle attention de sa part me fait sourire.
Je profite du calme pour m’allonger dans l’herbe. Ce sont deux enfants qui me réveillent en sursaut par les cris aigus qu’ils émettent. En m’approchant du bord de l’eau, j’aperçois le plus jeune essayant d’attraper le bateau en bois qui coule. Son grand frère le retient par la main pour qu’il ne finisse pas la tête la première dans les lentilles qui tapissent la surface. J’attrape alors une branche et essaye de saisir l’objet tant bien que mal. Les garçons m’observent et m’encouragent dans mon entreprise. Quand je finis par agripper l’embarcation, ils m’applaudissent. Après m'avoir vivement remercié, je leur conseille d’aller jouer un peu plus loin là où l’eau est plus claire et peu profonde. Je les salue et au moment de partir, je remarque des pêcheurs les rejoindre. Découvrant le plus jeune sauter dans les bras du plus grand, je comprends qu’ils en sont entre de bonnes mains. Je peux reprendre ma route sans crainte.
Le reste de l’après-midi file à grand pas, plus j’avance dans ce voyage, moins les efforts ne me coûtent. Même si les bleus laissés par l’ex d’Arthur me rappellent de temps à autre à l’ordre, j’aime sentir l’air claquer sur mes joues. La cité de la Rochelle fait partie de mes escales incontournables, cette ville m’attire inexorablement rendant le trajet des plus aisés. Le vent me pousse dans le dos et m’insuffle une belle énergie. Le dernier panneau routier m’annonce la ville à peine à une trentaine de kilomètres. Une formalité à côté des deux cents que je viens de parcourir depuis l’aube. J’avais choisi ce moment pour m’éclipser des draps de mon cher et tendre Arthur. Je me demande comment il occupe sa journée. A-t-il retrouvé ses amis ? S’est-il contenté d’un bon livre pour combler l’absence ? Ou qui sait, est-il retourné flâner en bord de Loire ?
Avant de rentrer dans la vieille ville, je décide de m’accorder un break de cinq minutes devant la porte Royale pour admirer l’édifice. Le bâtiment construit au XVIIIe siècle est imposant avec ses quatre colonnes toscanes. Le fronton est décoré d’un soleil entouré de cornes d’abondances. En consultant les informations sur mon portable, je découvre que l’été elle est ouverte au public pour des manifestations culturelles. Alors que je consulte le programme des jours à venir, une notification apparaît dans le haut de mon écran. Je reconnais le messager, c’est le numéro d’Arthur. Je ne peux résister à l’envie de la consulter :
« Coucou, ça y est tu es arrivé à la Rochelle ? J’espère que tu as fait bonne route. Je te conseille un bar la Guignette, c’est un lieu authentique, un repaire d’étudiants et l’ambiance y est incroyable. N’y va pas trop tard, sinon tu devras rester debout pour déguster un verre. À bientôt ».
Je m’empresse de consulter le plan récupéré en passant à l’office de tourisme et constate qu’il n’est qu’à deux pas de ma localisation. Après tout, c’est une bonne idée. J’ai bien mérité une petite douceur pour fêter mes douze heures de vélo. J’hésite à répondre, et finalement je décide que je lui enverrai une photo du lieu qu’une fois sur place. Je marche à côté de mon vélo pour ne pas gêner les nombreux touristes qui arpentent les rues en cette fin d’après-midi. Je songe tout à coup que je n’ai pas anticipé le lieu où j’allais pouvoir me poser pour la nuit. Depuis que j’ai quitté la capitale, j’ai toujours eu le bonheur de dormir dans un lit confortable. Ma tente et mon duvet ne m’auront pas été d’une grande utilité jusque-là. Ils dorment bien au chaud dans les sacoches accrochées de chaque côté de ma monture.
Je remonte la rue pavée pour déboucher sur le port agrémenté de ses voiliers et autres embarcations. J’admire le paysage. Le ciel bleu outre-mer se marie à merveille avec le blanc des catamarans. Les embruns s’engouffrent dans mes narines. Cela fait tellement longtemps que je n’ai pas vu l’océan, que je m’enivre des parfums et me délecte de la toile tendue. La mélodie de la brise dans les mâts accompagne avec harmonie les envolées lyriques des goëlands. Dans ce petit coin de France, je me sens libre et heureux. Même si la foule se presse le long des quais, rien de semblable au brouhaha de la vie parisienne. Ici le son s’évapore et le seul bruit qu’il reste à mes oreilles sont les rires des enfants. Tout ce qui m’entoure m’apaise, je respire à pleins poumons. Mon regard balaye l’horizon avant de faire un arrêt sur image sur la Tour de la Chaîne. Cette majestueuse construction s’élève au bord de l’estuaire, en gardienne des lieux. J’observe le bateau, l'embarcation s’évapore dans le lointain, je rêve d’être un jour à son bord.
Après cette pause salutaire où je me suis imprégné des lieux, tel le marin revenu d’un long voyage, je retourne dans les terres en quête de cette échoppe où je pourrais étancher ma soif. La chaleur de l’été est une douce compagne, elle caresse ma peau avec subtilité. Apercevant mon image dans le miroir de la boutique La Bohème, j’apprécie les couleurs miel étalées sur mon visage. Mon teint de porcelaine s'est évaporé. En me retournant, je découvre Le Bouquiniste, et forcément je vais jeter un œil à la recherche d’une pépite. Je pourrais la dévorer, assis sur la plage. Les rayonnages sont remplis de vieux bouquins à bâbord et de revues plus récentes à tribord. Dans ce bateau où le capitaine tient la barre de main de maître, j’arpente les allées avec gourmandise. Je déambule dans les travées tapissées de reliques et déniche un trésor oublié.
Après avoir réglé la modeste somme de douze euros, je regagne l’extérieur. Je pose mon vélo à côté des autres et me dirige vers le bar. Facile à repérer, les tonneaux installés sur le trottoir servent de table. Arthur avait raison, il y a foule. Ce bar typique offre l’atmosphère d’une vieille cave à vins. Tout à coup, ce lieu me renvoie à Paris et au cellier de mon père, dans laquelle ma mère et lui aiment à se servir. J’avoue ne pas avoir hésité à la piller pour mes amis. Ici, l’ambiance est conviviale. L’homme derrière le comptoir, un grand gaillard au sourire jovial donne de la voix pour conseiller ses clients. Il est à l’aise et les personnes attablées apprécient son expertise. Je regarde autour de moi afin de me trouver un espace dans lequel je pourrais m'asseoir pour déguster la boisson du même nom que l’établissement « La Guignette ». D’après ce que j’ai compris, il s'agit d’un pétillant aux fruits, très rafraîchissant.
Alors que j’étudie les différents parfums proposés, une main vient se poser sur mon épaule et une voix aussitôt me dit :
- Je te conseille celui aux fruits rouges, il est excellent.
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