Chapitre 39.3 : Samy "Maison Joséphine."
Je longe les bâtiments encadrant les trottoirs et finit par trouver la Guignette. L’enfilade de maisons de la rue Nicolas débouche sur une vue somptueuse. Ce cadre photo est idéal pour des touristes friands de clichés souvenirs. Je préfère m’attarder sur la palette de couleurs. Le contraste en ce début de soirée apporte un nuancier chaleureux. Je m’arrête pour admirer les mâts des bateaux. Ils se dressent fièrement dans l’horizon, baguettes fragiles ballotées par les tempêtes. Roseaux, ils plient mais ne rompent pas et supportent les bourrasques du chef d’orchestre Eole. Ils se font dorer la pilule par temps calme. Dans le port, à l’abri, modérato, le vent effleure les haubans tel un violoncelliste. Un concerto apprécié par les mélomanes restés à quai. Le son s’engouffre dans la ruelle, mélodie distillée avec harmonie. En arrière-plan, en transparence, les voiles ont fait place à des façades de pierre. Mon regard garde en mémoire chacun des traits posés avec subtilité.
Devant la porte close, je me rends à l’évidence, le bar vient de fermer. Ce lieu insolite transpire le vécu. Des générations avant mon passage ont gravé plus d’une histoire. J'effleure le mur, qui sait ce qu’il pourrait me raconter. Quel secret garde-t-il en son for intérieur ? Alors, je m’imagine voir débouler des marins, de retour d’un long périple en mer, prêts à trinquer. Le bois des battants semble avoir connu ses heures de gloire, aucune trace de modernisme n’est venue ternir son passé. Je regarde au travers des fenêtres pour voir s’il y a encore une quelconque activité. je rêve les yeux ouverts en apercevant les tonneaux aujourd’hui métamorphosés en tables. J'espère découvrir des hommes, chopes à la main, des loups de mer avec leur capitaine. L’homme rendrait hommage aux survivants des derniers assauts de l’océan et aux pauvres âmes rendues à la mer. Avant tout, ils seraient enthousiastes de ramener dans leur cale, un fabuleux trésor. Les idées fusent dans ma tête, mes doigts s’enflamment et le dragon prêt à surgir à la proue d’un trois mâts de la Royauté.
- Salut, je peux t’aider, me demande un homme à la voix chaleureuse.
- Pardon, réponds-je en espérant découvrir un noble seigneur dans ses habits de capitaine.
- À la tête que tu fais, je ne suis pas celui que tu attendais.
- Je crois que j’étais en train de rêver, dis-je de peur de l’avoir vexé.
- Et encore tu n’as pas goûté à ma Guignette, ajoute-t-il avec un grand sourire.
- Tu te moques de moi !
- Je te propose juste de boire un verre de notre spécialité.
- Ah, je comprends mieux. Excuse-moi, je crois que j’étais parti un peu trop loin de La Rochelle.
- Tu es resté au Fort Enet ?
- Comment ?
- Je me présente Maël et Vince avait raison, tu es hors du commun.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas, il ne m’en a pas dit plus.
J'observe le serveur. Le jeune homme est grand, élancé, avec des boucles brunes attachées et le teint hâlé. Je l'aurais reconnu sans mal, il correspond à la photo que m'a montré Vince.
- Enfin, je ne sais pas ce que tu lui as dit ou fait, mais je crois que je te suis redevable, ajoute Maël tout en m’invitant à le suivre dans le bar. Je t’offre un verre, ça te dit avant d’aller chez mes parents.
- Avec plaisir. Est-ce que c’est loin d’ici ?
- Une vingtaine de minutes en vélo, un peu moins pour le sportif que tu es. Je sais que tu as parcouru une bonne partie de la France, aussi ce sera une balade pour toi de rejoindre la maison d’hôtes.
- Est-ce que c’est possible que j’arrive plus tard ? dis-je en hésitant. J’abuse, mais je pensais arriver bien avant et là …
- Tu avais quelque chose de prévu ?
- Oui, j’ai acheté une place de cinéma pour voir le film en face de la laverie Amelot.
- Ah au Carré Amelot, sympa. Tu vas voir quoi ? demande-t-il curieux.
- Une comédie dramatique japonaise.
- Eh cool. Ça t’embête, si je me tape l’incruste. J’avais prévu d’aller le visionner avec des potes la semaine prochaine.
- Ben pourquoi pas, mais je ne voudrais surtout pas déranger tes parents.
- T’inquiète, je les appelle. Allez du coup, j’ai le temps de te faire découvrir notre spécialité sauf si tu préfères autre chose.
- Non, j’ai envie de goûter, pressé d'investir à mon tour ce bar atypique.
Maël passe derrière le comptoir, attrape une bouteille et deux verres. Assis sur un tabouret de bar, j'observe tous les éléments du décor. Sur le mur, des cadres, des tableaux et des ardoises écrites à la craie. L’espace semble figé dans son jus, pour certains il aurait un air vieillot repoussant. Pour moi, l’impression est toute autre. L’ambiance est rassurante et réconfortante. Je ne quitte pas du regard le portrait d’un homme au sourire contagieux. Avec son chapeau et son verre à la main, on n’a qu’une envie : boire un coup avec lui. Un grand seau déborde de cacahuètes, mon ventre gargouille sous le regard amusé de Maël qui saisit une poignée et me la tend.
- Merci, dis-je en décortiquant la première. Ça fait longtemps que tu bosses ici ?
J'avale le fruit à coque, petit plaisir que j'aimais partager avec mon grand-père.
- Cinq ans. J’ai passé mon bac et j’ai dit à mes parents que j’avais assuré le minimum, maintenant je voulais bosser. Et toi ?
- J’ai fait deux années de plus et là j’ai décidé de passer à autre chose.
- Vince m’a dit que tu montais à Paris.
- Oui, c’est plus ou moins l’idée.
- Et une fois là-bas ?
- Eh bien je ne suis plus trop sûr de la suite, ajouté-je du bout des lèvres.
- Bon allez, on peut partir. On laisse ton vélo avec le mien dans la pièce du fond, ce sera plus simple, me propose Maël. Ma mère nous a gardé un truc à manger. Tu tiendras ?
- Oui, le sucre de l’alcool feront l’affaire, dis-je tout en ramassant la dernière arachide abandonnée sur le plan de travail.
Nous remontons la rue piétonne, Maël m'interroge, me demande des nouvelles de son pote et m'avoue à demi-mots être heureux d’avoir entendu sa voix au téléphone.
- Il m’a dit qu’il t’en voulait de lui avoir sauvé la vie, précisé-je en douceur de peur de réveiller de douloureux souvenirs.
- Je ne pouvais pas faire autrement, il a merdé ce soir-là. Vince voulait faire taire le fantôme tapi dans son ombre. Je savais au fond de moi qu’il ne souhaitait pas en arriver à de telles extrémités. Il a perdu le contrôle, il avait trop bu, il avait besoin de se défouler sur quelqu’un. J’aurais préféré qu’il se serve de moi comme sac de frappe. Mais j’étais encore dans la boite quand il a déboulé sur le parking pour se prendre la tête avec un inconnu. Pas de bol, il est tombé sur plus costaud, et le gars ne l’a pas loupé. Pour moi, ce fut un cauchemar éveillé, mon meilleur ami était dans mes bras, il pissait le sang. Heureusement pour lui, je suis pompier volontaire. J’ai eu envie de l’achever de m’avoir fait ça…
- Et lui n’espérait qu’une chose, que tu l’abandonnes à son propre sort, ajouté-je avec tristesse.
- C’est un sombre idiot, nous sommes comme deux frères. Je donnerais ma vie pour sauver la sienne.
- Je pense qu’il le sait, et c’est pour ça qu’il ne t’a pas contacté avant, il se sentait trop mal de t’avoir balancé les horreurs qu’il t’a jetées aux visages.
- Nous sommes arrivés, nous continuerons d’en parler ce soir si tu veux bien, me dit Maël avec une émotion profonde dans sa voix.
J'acquiesce, nous rentrons dans la salle et choisissons la rangée du milieu. La pénombre nous enveloppe. Dans un même souffle, nous relâchons la pression, la conversation a avalé l’énergie qui nous restait. L’un et l’autre plongeons dans l’histoire, restant concentrés sur les sous-titres pour ne pas perdre le fil. Les images défilent. Le scénario avec justesse tisse les liens forts entre les trois personnages. je ne vois pas le temps passer, une pause appréciable dans cette journée chargée. Pendant le générique de fin, bouleversé, j'échappe une larme.
- C’était vraiment un bon film, dit Maël avec enthousiasme.
- Oui c’est clair, je ne regrette pas, dis-je les yeux encore humides.
- Oh, tu es trop sensible. Toi, tu vas plaire à mon grand-père, s'empresse d'ajouter le barman.
- Qu’est-ce que tu entends par là ?
- Depuis tout petit, avec mon papi, nous avons un rituel le samedi, c’est cinéma. Chacun notre tour on établit le programme, je choisis les semaines paires et lui celles impaires. Bon j’avoue, j’ai tendance à sélectionner des films un peu trop violents depuis quelques années. Tu le verrais, il me tient la main pendant toute la séance.
- Plaisantes pas, j'en serai bien capable, précisé-je avec malice.
- Cela ne fait aucun doute. Bon en attendant si nous rentrions, j'ai faim.
- Je ne serai pas contre un petit encas.
Nous suivons le chemin emprunté à l'aller pour rejoindre le bar et pour récupérer nos vélos. Il est à peine vingt-trois heures. Les lampadaires éclairent le port. Pendant la période estivale, le marché installé en bord de quai maintient une activité jusqu'à minuit. Nous traversons l'allée où les artisans étalent leur création. Nous marchons à côté de notre monture pour ne pas déranger les derniers touristes qui flânent profitant de la douceur de l’été.
Sur la route principale, je suis Maël qui imprime un rythme soutenu. Nous empruntons la piste cyclable évitant de croiser la route des fous du volant. Après un quart d'heure à bonne allure, nous nous arrêtons devant une belle bâtisse à la façade blanche, des rosiers ourlent les grilles en fer forgé. Le portail franchi, je visualise le site. Il est divisé en trois parties, la maison principale des propriétaires, le gîte et un magnifique parc agrémentée d’une piscine. Ici les vacanciers sont choyés dans un cadre chaleureux. Sur une chaise sous les tilleuls, une femme lit. Maël s’approche d’elle et dépose un baiser sur son front.
- Ta journée s’est bien passée ? lui demande-t-elle d' une voix douce et paisible.
- Super, et la tienne ? ajoute Maël tout en s’asseyant à ses côtés.
- Bien occupée comme depuis le début du mois. Mais c’est tellement plaisant de voir toute cette vie dans ces murs.
- Et papa ?
- Il est allé voir ton grand-père, il ne devrait pas tarder. Vous devez avoir faim. Je vous ai gardé de la ratatouille et du flan.
- Merci maman. Au fait, je te présente Samy.
- Enchantée de te rencontrer, sois le bienvenu à la Maison Joséphine.
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