Acte IV. Scène 1
Environ un an plus tôt - Mercredi 10 février 2021
FAUSTINE : Alors, tu l'as trouvée comment ?
GABIN : Maude ? Ça a l'air d'être une fille vraiment intéressante, et équilibrée. J'ai passé un très bon moment en votre compagnie à toutes les deux ; merci beaucoup de m'avoir proposé de vous rejoindre pour ce déjeuner. Pour en revenir aux clients de ce matin, c'était vraiment une plaie. Ils veulent vivre dans une espèce de bain de lumière permanent, et, vu le temps qu'il faisait ce matin, c'est sûr que l'impression créée n'était pas vraiment celle-là. Pourtant, l'appartement est assez lumineux, en règle générale. Je veux dire que, si celui-ci ne leur convient pas, moi je n'en vois pas qui soit plus lumineux dans ce qu'on a en ce moment. Mais s'ils l'avaient visité un autre jour, je suis sûr qu'ils auraient eu le coup de cœur.
FAUSTINE : En parlant de coup de cœur, moi, j'ai trouvé que Maude et toi iriez super bien ensemble. Vous avez une espèce d'alchimie qui saute aux yeux.
GABIN : Franchement, je préférerais recommencer à travailler que discuter de ça. Je suis sûr que n'importe qui trouverais ça gênant comme conversation à avoir avec la mère d'une fille qu'il vient de rencontrer ou avec sa patronne. Alors imagine un peu, quand c'est les deux à la fois ! Et puis, tu sais, moi je ne crois pas trop à l'alchimie et tous ces trucs là.
FAUSTINE : Tout ce que je voulais dire, c'est que vous avez une jolie complicité. Je comprends que ce soit gênant d'en parler, mais il n'y a vraiment pas de quoi. Moi, de ce que j'ai pu apprendre de l'amour au cours de ma vie, ce que j'ai retenu, c'est que des petites étincelles comme ça, c'est trop rare pour les laisser passer. Je t'assure que, même si le prix doit en être quelques discussions gênantes, ça vaut largement le coup.
GABIN : J'ai apprécié ce déjeuner en sa compagnie, je ne le nie pas. Ça ne me déplairait pas de la connaître un peu mieux, et je suppose qu'on s'entendrait bien. Je n'ai pas grand chose de plus à dire sur le sujet. Je ne sais pas si c'est si rare que ça, mais peut-être que tu n'as pas tort. Je veux bien t'accorder que des personnes comme elle, on n'en rencontre pas tous les jours.
FAUSTINE : Et moi, je suis certaine que, des personnes comme toi, Maude n'en rencontre pas tous les jours non plus. Vous seriez tellement mignons ensemble, et tellement heureux surtout ! En plus, je serai tellement ravie de t'avoir comme beau-fils.
GABIN : Ohla Faustine, on se calme ! C'est vraiment très très gênant. Et puis, je ne sais même pas si on aura l'occasion de se revoir.
FAUSTINE : Oh ça, tu sais, c'est juste une histoire de volonté. Si on laisse faire le hasard, probablement que vous ne vous recroiserez pas. Mais, si on donne un petit coup de pouce au destin, je peux t'assurer qu'il y a mille occasions à trouver pour vous recroiser. D'ailleurs, tu n'avais pas envie de partir de chez tes parents ?
GABIN : Si, mais je n'ai pas besoin de me marier pour partir de chez mes parents. Déjà, parce que je ne suis pas une jeune fille, et, ensuite, parce qu'on n'est plus au moyen-âge.
FAUSTINE : Je voulais parler de la place qui vient de se libérer dans la collocation de Maude.
GABIN : Ah, ça, c'est vrai que ça ne serait pas une mauvaise idée. Je vois bien que toutes les locations sont hors de prix et que, à date d'aujourd'hui, je n'ai pas assez d'argent de côté pour envisager d'acheter un appartement. Mais, la colocation, c'est vrai que ça pourrait être pas mal. Après, je pense que ça risque d'être encore un peu cher pour moi. Je ne veux pas dire que je suis mal payé ou quoi. C'est juste que, tant que le crédit de mes études ne sera pas remboursé, je ne pense pas que je pourrais me permettre de partir de chez mes parents. Mais c'est vrai que si je devais chercher quelque chose, une place dans une collocation, ce serait probablement ça que je devrais viser.
FAUSTINE : Mais si je te donnais un petit coup de pouce niveau salaire, tu ne crois pas que la place de Lisa, ça pourrait t'intéresser ?
GABIN : Franchement, je me sentirais plus à l'aise de chercher une place dans une autre collocation. Le pire c'est qu'un petit coup de pouce, c'est l'expression que tu viens d'utiliser pour parler du destin et de l'amour et tout ça. C'est peut-être stupide mais, si j'étais augmenté pour pouvoir rejoindre cette collocation-là, j'aurais l'impression que tu me payes pour me rapprocher de ta fille.
FAUSTINE : Franchement, s'il fallait payer pour ça, ça ne me gênerait pas. Tu sais, Gabin, il y a peu de choses dans la vie qui ont autant de valeur que ça. J'entraperçois une possibilité de bonheur réel pour vous deux, et, comme je l'ai dit tout à l'heure, c'est quelque chose d'extrêmement rare, et, par conséquent, d'extrêmement précieux. C'est sûr et certain que, si pour que ce soit possible, tu as besoin d'une augmentation, je n'ai aucun problème à te la donner.
GABIN : Je n'accepterais pas une augmentation qui repose sur autre chose que sur la valeur du travail que je réalise.
FAUSTINE : Je comprends très bien ça, et c'est tout à ton honneur ! D'ailleurs, je ne te proposerais pas ça si je n'étais pas extrêmement satisfaite de ton travail par ailleurs. Mais, il faut comprendre, que, dans la vie, les augmentations ne reposent jamais uniquement sur la valeur du travail réalisé. Elles dépendent par exemple d'une capacité à négocier, et surtout d'un état de fait entre tes besoins à un moment T, et ceux de l'employeur à ce même moment, associé à ta capacité à mettre en avant ses besoins.
GABIN : Le besoin de voir ta fille heureuse ne devrait, selon moi, strictement rien à voir avec mon salaire.
FAUSTINE : Mais, si on oublie ça un instant, est-ce que tu reconnais qu'elle et toi, vous avez une vraie possibilité de vous rendre heureux mutuellement ?
GABIN : Je ne la connais vraiment pas assez pour dire ça ! Je suppose que je ressens un vague pressentiment que ça puisse peut-être être le cas. Mais, imagine un instant, que j'arrive dans cette collocation avec elle et que, finalement, le courant ne passe pas du tout. Ou bien qu'il passe assez pour qu'on s'entende bien, mais pas assez pour le genre de bonheur que toi tu t'imagines avec une fin où je deviendrais ton beau-fils et tout ? Les probabilités de ça, elles restent archi minimes. Et imagine la déception et la gêne entre nous, si toi tu me donnes une augmentation avec de genre d'espoirs là ? Ce serait vraiment une bêtise monumentale.
FAUSTINE : Écoute, Gabin, je suis une femme raisonnable. Je sais bien que l'amour ne se commande pas, et je ne vais pas te payer pour sortir avec ma fille. Tout ce que je dis, c'est que là, entre vous, je vois une probabilité carrément plus forte qu'ailleurs, et que je suis prête à mettre un peu d'argent pour donner à cette probabilité un petit coup de pouce en augmentant ses chances de s'exprimer. Je ne te demande rien du tout, si ce n'est de passer un petit coup de fil à Maude et de visiter l'appartement. Si la possibilité de la rejoindre là-bas te tente, je suis prête à augmenter ton salaire de sorte à ce que tu puisses te le permettre, et je ne te demande rien en échange. Après, je suis absolument certaine que ça peut, très probablement, donner lieu à quelque chose d'extrêmement beau entre vous. Mais, si ce n'est pas le cas, je ne vais pas te retirer quoi que ce soit de ton salaire, ce qui serait vraiment un chantage abject.
GABIN : Dit comme ça, ça semble moins dégoûtant, mais ça reste quand même assez malaisant. Honnêtement, si je voulais rejoindre une collocation avec n'importe qui d'autre, est-ce que tu m'aurais proposé la même augmentation pour le faire ?
FAUSTINE : Je suppose que ça ne me serait pas venue à l'idée. Mais, sérieusement, est-ce que la perspective de vivre avec n'importe quel inconnu sans savoir à quoi t'attendre t'attire plus que la possibilité de vivre avec Maude ? En plus, l'appartement est hyper mignon.
GABIN : Mais, maintenant que l'idée t'es venue, si je ne voulais pas rejoindre cette collocation et que j'avais envie d'en rejoindre une autre, est-ce que j'aurais le droit à la même augmentation ?
FAUSTINE : Ecoute, appelle Maude, visite l'appartement, et, si pour une raison ou une autre cette possibilité ne te tente pas, on reparlera de ça.
GABIN : J'ai comme l'impression que tu esquives la question.
FAUSTINE : C'est une question qui n'a pas lieu d'être. Tu es un garçon intelligent, assez pour voir qu'une complicité comme celle que vous pourriez avoir, ça ne court pas les rues. Tu vas me faire croire que tu préférerais une collocation avec n'importe quel lambda et ses petites manies ? Tu préférerais cette incertitude là plutôt qu'une possibilité de bonheur réel et total ?
GABIN : Je ne sais pas si le bonheur peut jamais être total. Mais je sais que, si tu m'avais répondu oui à cette question, je me serais senti carrément plus à l'aise avec l'idée d'être augmenté pour vivre avec ta fille.
FAUSTINE : Si c'est ça, alors je peux te dire oui. Mais tu sais que c'est un "oui" que je dis en sachant que tu vas saisir cette possibilité de la choisir elle, donc je ne sais pas si ça peut suffire à soulager ta conscience.
GABIN : D'accord, je vais l'appeler et y réfléchir. Mais je ne vois vraiment pas pourquoi je fais ça, parce que je ne suis pas du tout à l'aise avec l'idée.
FAUSTINE : Tu le fais parce qu'au fond de toi, tu sais que ce qu'il y a en jeu est plus important que ton malaise. Tu sais qu'elle est plus importante que ça.
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