Le jour où tout a basculé
En réponse au défi « Imaginez »
Le contexte :
Vous vous retrouvez à une soirée, tout seul. Vous avez vingt-sept ans. Vous vous sentez envahi par la tristesse, car vous venez de croiser cette personne qui se moquait de vous au lycée. Vous ne vous sentez pas joli, vous ne vous sentez à la hauteur de personne ici.
Au moment où vous songez à appeler un taxi pour rentrer, vous le croisez. Ce garçon qui vous plaît depuis au moins un an, qui vient s'acheter un café tous les jours là où vous travaillez. Il est toujours gentil et doux avec vous, mais à cause de ce manque de confiance, vous ne vous sentez pas assez bien.
Vos regards se croisent, il paraît surpris et soudain, le voilà qui vient vers vous...
Que se passe- t-il ?
...
Assise sur le tabouret qui fait face au bar, mon regard est hypnotisé par les mouvements circulaires que je fais dans mon verre de margarita.
Plus d'un an que je ne suis pas sortie à cause de cette fichue pandémie et pour ma première soirée post confinement il fallait que je tombe sur ELLE ! Maeva Loubega.
Vous voyez dans les séries pour adolescente, il y a toujours cette fille, ou groupe de fille, ultra populaire qui trouve un sous fifre à persécuter une scolarité entière. Et bah Maeva a le premier rôle et moi, et bah, je vous laisse deviner le mien.
Il faut dire que la pré-adolescence et l'adolescence ne m'ont pas gâté. Acné, appareil dentaire, vêtement de seconde main... en résumé, j'étais la Ugly Betty du collège et du lycée et je vous assure que j'en ai vécu des années de misères.
Evidemment que tout cela est derrière moi maintenant, mais ces années, qui sont censées être les plus belles de notre vie, ont laissé une marque indélébile. Comment se construire en tant que jeune adulte quand on a été persécuté la majeure partie de sa vie ?
Heureusement pour moi, une fois le bac en poche, je me suis éloignée de cet environnement toxique et j'ai passé mes cinq ans d'études en psychologie à des centaines de kilomètres de chez moi. La vie étant tout de même bien faite, c'est également à cette période que l'on m'a débarrassé de mes bagues aux dents et que l'acné a cessé de me tourmenter.
Me voici, neuf ans plus tard avec un master en psychologie et pourtant obliger de servir dans ce bar de mon ancienne ville pour économiser. Mon rêve ? Ouvrir mon propre cabinet. Seulement, entre mes études à rembourser, mon loyer à payer et mes frais divers à couvrir, mon simple emploi en tant que psychologue à l'hôpital ne me suffit pas.
- Salut Sam !
A l'évocation de ce prénom, mon cœur rate un coche et mon attention se focalise sur l'homme qui passe la lourde porte d'entrée.
Depuis plus d'un an, Sam est devenu un habitué ici. Chaque jour, à la même heure, il vient commander une bière blonde avec une rondelle de citron. Chaque jour, à la même heure, je le sers les mains tremblantes, le regard baissé puis je pars l'observer à l'autre bout du bar.
Aujourd'hui, mon positionnement devant, et non derrière le bar, m'empêche de filer à l'anglaise. Pourtant ce n'est pas l'envie qui me manque, surtout lorsque je le vois dangereusement s'approcher du siège libre à côté du miens.
Mon cœur s'accélère de plus belle et, ma raison prenant le devant, je ne fais qu'une gorgée du reste de ma margarita.
- Les barmaids ont une sacrée descente, ironise-t-il en prenant place sur le tabouret.
Attendez, c'est à moi qu'il parle là ?
Je tourne la tête et me risque à croiser son regard. Alors que yeux se plantent dans ses deux pupilles azurs, je perds mes moyens. Car oui, vous vous souvenez des fameuses traces indélébiles, et bien ma relation avec les hommes en a quelque peu fait les frais.
- Je ... Je ...., bégayai-je, mal- à- l'aise. Il semblerait que l’on apprend vite à force de regarder les autres faire.
Il sourit alors que mon collègue vient prendre sa commande.
- Une bière blonde avec une rondelle de citron, réponds-je machinalement.
A l'instant même où ma phrase se termine je ressens l'envie irrépressible de me cacher dans un trou de souris. Je n'ai tout de même pas dit ça à voix haute ?
- Et bien, je suis forcé de constater que vous me connaissez bien, mademoiselle, s'amuse mon interlocuteur, un grand sourire au bord des lèvres.
- Ce n'est pas comme si vous ne veniez pas tous les jours, répliqué-je pour me défendre. Quand on travaille ici, on finit par connaitre les habitudes nos clients réguliers.
- Soit alors mettez-moi en deux, commande-t-il finalement. Une pour moi, et une pour la demoiselle à mes côtés.
Mais il fait quoi là ? Il m'offre un verre ? Non, non, ça ne peut pas être vrai.
- Merci, décliné-je poliment, mais je ne bois pas de bière. Et puis, il faut que je rentre.
Je me lève, prête à attraper mon sac, lorsqu'il me retient.
- Vous n'allez tout de même pas me laisser boire seul ? Et puis ce bar ne sert pas que des bières, fort heureusement.
Je ne sais pas si c'est la curiosité de ce qu'il va se passer ensuite, ou son regard de chien battu, mais je finis par reprendre place et commander une deuxième margarita.
Au bout de deux heures, et de deux margaritas supplémentaires, nous sommes toujours à nos mêmes places, à rire à gorge déployée.
C'est incroyable comme la conversation est limpide et simple, une fois que le stress nous quitte. J'en apprend un peu plus sur lui comme le fait qu'il est étudiant en médecine, qu'il est venu pour les études car il n'est pas de la région et qu'il est célibataire depuis un peu plus d'un an.
- Tu travailles ici depuis longtemps ? questionne-t-il en portant son verre à ses lèvres.
- Depuis que j'ai finis mes études et que je suis revenue dans le coin. C'est le seul endroit qui a accepté d'aménager mes horaires pour que je puisse bosser à l'hôpital et ici. Il faut ce qu'il faut quand on a un crédit étudiant sur le dos.
- A qui le dis-tu ? retorque-t-il aussi tôt. Mon internat de médecin ne couvre même pas le tiers de mes frais...
Wow, me voilà surprise. J'ai toujours pensé que les étudiants en médecine étaient les mieux lotis. Il semblerait que je me sois fourvoyé.
- Comment un interne en médecine trouve le temps de venir tous les soirs à la même heure dans le même bar ?
- Tous les soirs ? Tu exagères un peu, non ? me taquine-t-il gentiment. Eh bien, je pense que tout est une question de motivation ma chère.
Je rigole face à la voix snob qu'il a employé en prononçant les deux derniers mots.
- Motivation ? Mais encore ?
- Une jolie barmaid un peu mystérieuse est, pour ma part, une bonne motivation.
- Alors tu n'as pas choisi le bon bar depuis plus d'un an, car je suis la seule femme ici.
Un peu déçue, je me remets à fixer mon cocktail à moitié vide. Il lâche son verre, attrape mon menton et fait pivoter mon visage pour plonger son regard dans le mien.
- Et qui te dis que je ne parle pas de toi justement ?
Nerveusement, j'éclate de rire.
- Jolie... mystérieuse... haha, tu te trompes de fille.
Sans crier garde, il pose ses lèvres sur les miennes.
Plutôt que de profiter de ce joli moment, mon cerveau vrille et je le repousse.
- Je crois que l'on a un peu trop bu, m'excusé-je en me levant. Je ferais mieux de rentrer.
- Non, attends, je suis désolé, je ne voulais pas te mettre mal à l'aise, je...
Me dirigeant à vive allure vers la porte, je n'écoute plus du tout Sam, qui pourtant me suis à la trace. Alors que j'arrive enfin à l'extérieur, persuadée qu'il n'ira pas plus loin que l'entrée, il m'attrape le bras.
- Lena, je suis désolé, je ne voulais pas être inconvenant. J'ai cru que tu en avais envie toi aussi. Je me suis trompé de toute évidence.
Bien sûr que non, mais je me garde bien de lui avouer.
- Ce n'est rien, finis-je par lui répondre, mais il vaut mieux que je m'en aille. A bientôt.
Au moment même où il me lâche, un taxi s'arrête et je saute dedans.
- A demain, répond-il, avant que je ne claque la portière.
Je lui lance un dernier regard par la fenêtre et la voiture démarre.
Est-ce réelle ce qu'il s'est passé ce soir ou ai-je tout inventé ? C'est comme si en un claquement de doigt, ma vie monotone et bien réglée changeait du tout au tout.
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