La pêche fatale
Debout devant l'une des fenêtres de mon salon, je contemple le paysage enneigé qui s'étend sous mes yeux, pensive. Je n'ai pas revu le roi de l'eau depuis que nous sommes rentrés, hier après-midi. Il s'est enfermé dans ses appartements et il semble qu'il ne les ai pas quittés depuis, même pour le souper.
Je suis étonnée de l'avoir mis en colère. Il a l'air si calme d'habitude qu'il semble que rien ne pourrait l'énerver, mais ce n'est apparemment pas le cas. On dirait que je l'ai poussé à bout.
"Enfin, pensé-je en riant intérieurement, il est déjà plus calme que moi lorsqu'il s'énerve. À sa place, j'aurai réduit tout ce qui m'entourait en cendres."
Seulement voilà : je ne suis pas à sa place.
Je pousse un soupir. Pour une raison que j'ignore, je suis ennuyée de l'avoir mis en colère.
C'est alors que quelque chose attire mon attention, au loin. Je plisse les yeux et vois un point rouge à l'horizon, qui s'approche à grande vitesse. Il devient de plus en plus distinct et je parviens à comprendre de quoi il s'agit : c'est un phénix !
L'oiseau au plumage flamboyant se pose sur le rebord de ma fenêtre. J'ouvre cette dernière pour le laisser entrer. Il se pose sur mon bras et je remarque qu'il tient un paquet dans son bec. Je tends la main vers ce dernier et il l'y dépose docilement. Je mets le colis sur un meuble pour caresser le plumage soyeux de la noble créature, avant d'agiter légèrement mon bras pour lui indiquer de s'installer autre part. Il déploie ses ailes et se pose un peu plus loin sur la table en argent.
Je reporte mon attention sur le colis et l'ouvre. Il contient des pêches confites, une petite boîte en or et un mot. Je prends le papier pour en lire le contenu :
"À l'intention de ma fille et seule héritière la princesse du feu Oriane,
Le moment est venu. Dans une semaine après la réception de ce colis, vous serez la seule et incontestable souveraine du royaume de l'eau. Tout ce que vous avez à faire est de faire manger le contenu de la petite boîte en or à votre époux. Il ne lui restera alors plus qu'une semaine à vivre. En effet, le fruit que contient cette boîte est spécial. Il a été donné à l'un de nos ancêtres par le démon du feu en personne. Une fois ingéré, cet aliment brûle petit à petit la personne qui l'a mangé de l'intérieur. Il cause des symptômes ressemblant fortement à une violente fièvre. On croira donc que le roi de l'eau a juste attrapé une grave maladie et personne ne vous inculpera. Nous étendrons alors notre domination sur ce pays pour toujours.
Contactez-nous lorsque notre ennemi sera mort et veillez à détruire ce mot.
Bien à vous,
L'empereur du feu Apollon."
Je me sers de ma maitrise du feu pour détruire la lettre, avant de reporter mon attention sur le colis. Je prends la petite boîte en or et l'ouvre. Elle contient une pêche confite qui ressemble comme deux gouttes d'eau aux autres.
La stratégie de mon père est parfaite ! Il me suffit de mélanger cette pêche fatale aux autres et de les présenter à mon époux en veillant à ce qu'il mange cette dernière. Je croquerai ensuite sous ses yeux une pêche ordinaire. De cette façon, il ne lui viendra jamais à l'esprit que c'est l'un de ces fruits qui a causé son mal. De plus, les symptômes que provoque cette pêche ressemblant fortement à ceux causés par une violente fièvre, tout le monde pensera qu'il est tombé gravement malade. Ce ne serait pas du tout étonnant vu le temps qu'il fait et notre longue marche d'hier dans la neige. Il mourra dans une semaine et je serai enfin débarrassée de lui. Je deviendrai la maitresse incontestable de ce pays et de tous ses habitants et je ferai la fiereté de mes parents ! Que pourrai-je souhaiter de plus ?
Je commence à assembler les pêches dans un plat en argent, en veillant bien à mettre le fruit fatal en haut de la pile, puis quitte mes appartements afin de me rendre dans ceux du roi.
Une fois arrivée devant, je m'apprête à toquer, mais ma main s'arrête juste avant d'atteindre la porte et se met à trembler de façon incontrôlable. Qu'est-ce qu'il m'arrive ? C'est la première fois que je tremble de la sorte. Est-ce de la peur ? Non, c'est ridicule ! De quoi pourrais-je bien avoir peur ? Je ne crains rien. De l'hésitation ? Non, je n'ai pas de raison d'hésiter. Mais alors, qu'est-ce que cela peut bien être ?
Je secoue la tête pour me reconcentrer. Qu'importe ce qui m'arrive, cela ne change rien à ma mission. Je ne dois penser à rien d'autre.
Je toque trois coups fermes contre la porte en argent. La voix du roi de l'eau Kaï me parvient :
- Entrez !
Je pousse la porte et pénètre dans la pièce. Il s'agit d'un salon. L'homme à la chevelure argentée se tient debout au milieu de ce dernier. En me voyant, il dit :
- Ah, c'est vous, Madame.
- Oui. Je suis venue prendre de vos nouvelles.
- Je vais bien, merci. Et vous ?
- Je suis en parfaite santé, comme vous pouvez le voir. Je viens vous apporter des pêches confites que je viens de recevoir de la part de mes parents.
- Oh, c'est bien aimable à vous.
- Venez donc en goûter. Je parie que vous n'en avez jamais mangé, déclaré-je en me dirigeant vers la table en argent pour y déposer le plat.
- Non, en effet, avoue-t-il en me rejoignant.
- Vous verrez, c'est l'un des fruits les plus délicieux au monde ! Elles sont sucrées à souhait !
En disant ces mots, je lui tends une pêche, mais pas n'importe laquelle. Celle qui lui sera fatale. Il la prend, sans se douter de rien, et la porte à ses lèvres. Il croque dedans et déclare en souriant :
- Vous avez raison, c'est vraiment un régal !
- N'est-ce pas ?
Je m'installe sur le canapé et prend un fruit confit à mon tour. Je le savoure tranquillement aux côtés de mon époux, avant de lui demander :
- Vous n'êtes plus fâché contre moi ?
- Non, je ne vous en veux plus. C'est vrai que votre comportement m'a beaucoup agacé, mais ce serait stupide de rester en colère aussi longtemps pour un simple caprice de votre part.
- Alors pourquoi n'êtes-vous pas venu souper hier soir ?
- J'étais encore en colère à ce moment-là et j'avais besoin de m'isoler un peu pour me calmer.
- Je vois.
- J'étais d'ailleurs sur le point de venir vous voir avant que vous ne toquiez à ma porte.
- Vous vouliez me dire quelque chose de particulier ?
- Et bien, je voulais simplement vous annoncer que je ne vous en voulais plus, mais aussi vous proposer quelque chose.
- Qu'est-ce que c'est ? demandé-je, curieuse.
- Vous verrez bien . . . répond-il mystérieusement en se levant. Rejoignez-moi devant le lac dans cinq minutes.
Il sort ensuite précipitamment, me laissant perplexe.
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