Une nuit dans la forêt
Le choc du froid qui s'empare de moi me paralyse un instant. C'est en sentant le courant du fleuve m'emporter que je commence à me débattre. Seulement, je ne parviens qu'à me fatiguer davantage car, non seulement le courant est puissant, mais en plus, je ne sais pas nager.
Je me débats tant bien que mal, tentant désespérément de remonter à la surface, sans succès. De toute façon, la couche de glace qui recouvre le fleuve m'empêcherait de sortir de là. Je suis condamnée . . .
Je sens les larmes me monter aux yeux. Je n'ai plus de souffle et j'étouffe déjà. C'est une sensation douloureuse et absolument horrible ! Je ne sais plus quoi faire, je n'arrive plus à réfléchir clairement. Serait-ce la fin pour moi ? Non, c'est trop injuste ! Je ne veux pas . . . Je ne veux pas mourir !
Je sens mes forces m'abandonner. Mes muscles se relâchent malgré moi. Je crois que je ne vais pas tarder à . . .
C'est alors que je sens quelque chose m'entourer et me tirer vers le haut. J'entends ensuite des coups et des craquements, comme si quelque chose était en train de frapper puissamment la glace. Qu'est-ce qui se passe ?
Je me sens soudainement émerger de l'eau. Je prends une grande inspiration pour emplir mes poumons d'air et tousse pour recracher l'eau qui s'est infiltrée dans ma trachée. Je sens qu'on me tire sur le côté et me retrouve bientôt allongée dans la neige, la tête appuyée sur une surface humide.
J'ouvre doucement les yeux et vois le visage du roi de l'eau Kaï penché au-dessus du mien. Ses cheveux argentés ruissellent d'eau. Il me demande, essoufflé, sur un ton plein d'inquiétude :
- Est-ce que ça va ?
Je ne réponds rien. J'ai si froid que je suis incapable ne serait-ce que de remuer les lèvres. Il faut que je me réchauffe avant de mourir d'hypothermie. Je me sers de ma maitrise du feu pour faire augmenter ma température corporelle. Comme c'est agréable ! Je ferme les yeux pour savourer cette chaleur.
Une fois que mon corps cesse de trembler, je me redresse doucement. Kaï m'aide à m'asseoir et garde ses mains posées sur mes bras. Il semble sincèrement inquiet pour moi. Il s'est littéralement jeté à l'eau pour me sauver, alors que rien ne lui garantissait qu'il n'allait pas y passer. Je lui demande :
- Est-ce que vous êtes conscient que vous auriez pu mourir en plongeant dans cette eau gelée ?
- Oui. Enfin, pour être franc avec vous, je n'y ai même pas pensé. Dès que je vous ai vue tomber, je me suis précipité à votre secours sans réfléchir.
- Pourquoi ?
- Je ne pouvais quand même pas vous laisser mourir sous mes yeux ! s'exclame-t-il aussitôt.
Il continue sur un ton plus doux, comme celui d'une confession :
- Je n'aurai pas supporté de vous perdre.
Mes grands yeux noirs s'écarquillent. Je suis à la fois surprise et touchée par cette déclaration. Je lui demande, d'une voix tremblante :
- Vous voulez dire que vous tenez à moi au point d'être prêt à vous sacrifier pour me sauver ?
- Oui. Si c'est pour votre bien, je suis prêt à mourir sans aucune hésitation, répond-il sur un ton calme et plein d'assurance.
Mes yeux s'écarquillent davantage et je sens les larmes monter. C'est bien la première fois que l'on me dit une chose pareille. Aucune de mes amies, pas même mes parents n'ont déclaré un jour être prêts à sacrifier leurs vies pour moi. Je ne peux plus douter de l'amour de Kaï, désormais.
Le roi de l'eau essuie avec son pouce une larme qui coule sur ma joue, en déclarant sur un ton doux et rassurant :
- Ne pleurez pas, tout va bien, maintenant. Nous allons rentrer et cet accident ne sera plus qu'un mauvais souvenir, d'accord ?
Je hoche silencieusement la tête. Il prend ma main pour m'aider à me relever. Elle est froide et humide. Je lui dis :
- Attendez ! Vous êtes gelé ! Laissez-moi vous réchauffer.
Je l'entoure de mes bras et augmente ma température corporelle. J'agis désormais sur lui comme un feu de cheminée. Je sens ses vêtements sécher et ses muscles se détendre sous la chaleur que dégage mon corps. Une fois qu'il est entièrement sec, je lui annonce, en m'écartant de lui :
- C'est bon. Nous pouvons rentrer, maintenant.
Il m'adresse un sourire plein de gratitude et commence à avancer dans la neige. Je marche à ses côtés. En regardant autour de moi, je remarque que le château n'est pas visible à l'horizon. Je lui demande donc :
- À quelle distance sommes-nous de notre demeure ?
- Je l'ignore. Cependant, rassurez-vous, je connais bien le chemin que nous devons emprunter pour rentrer. Il suffit de longer le fleuve dans ce sens.
- Je vous suis.
Nous continuons à avancer, longeant une forêt de pins. Cependant, fatigués par notre combat contre le courant, nous n'avançons pas très vite.
Lorsque le soleil commence à se coucher à l'horizon, il n'y a toujours pas de château en vue. Mon époux propose alors :
- Arrêtons-nous pour aujourd'hui. Nous avons besoin de repos et nous devons trouver un endroit où passer la nuit.
- Je ne vois aucune habitation aux alentours.
- Cherchons refuge dans la forêt. Ainsi, nous pourrons aussi ramasser du bois pour allumer un bon feu, dit-il en se dirigeant vers les arbres.
Je lui emboite le pas. Nous marchons entre les pins, mais ne trouvons rien d'autre que des plantes et de la neige à perte de vue. Sur notre chemin, Kaï ramasse des branches tombées au sol. Lorsqu'il fait complètement nuit, il s'arrête et déclare :
- Cela ne sert à rien de continuer à avancer. Nous ne ferons que nous enfoncer davantage dans la forêt et finirons par nous perdre. Passons la nuit ici à la belle étoile. Ce ne sera pas aussi confortable que nos chambres, mais au moins, nous avons de quoi nous réchauffer.
En disant ces mots, il empile les branches qu'il tient dans ses bras en un tas. Il frotte ensuite très rapidement deux bouts de bois, mais le feu ne prend pas. Je m'approche en lui disant :
- Laissez-moi faire.
Il s'écarte un peu et je tend ma main vers le tas de bois avant de laisser une flamme s'en échapper. Elle embrase les branches et un bon feu éclaire aussitôt l'endroit, nous apportant lumière et chaleur. Nous nous installons autour de ce dernier. Plusieurs minutes de silence s'écoulent, avant que le roi de l'eau ne prenne la parole. Il me dit sur un ton empli de culpabilité :
- Je suis vraiment désolé pour aujourd'hui . . .
- Pourquoi vous excusez-vous ?
- Et bien, je n'ai pas été capable de vous protéger. Vous avez frôlé la mort et êtes maintenant contrainte de passer la nuit dans le froid et l'inconfort parce que je n'ai pas su prévenir le danger qui vous guettait. Je sais pourtant bien que la glace n'est pas fiable.
- Vous n'êtes en rien coupable de ce qui nous arrive. C'est moi qui n'ai pas été assez prudente, dis-je sur un ton calme et neutre.
- Non . . .
- Si. Arrêtez donc de vous excuser. Vous n'avez rien à vous reprocher, je vous le garantis. C'est plutôt à moi de vous demander pardon . . .
- Pourquoi ? me demande-t-il, étonné.
- Et bien, il me semble que je ne vous ai apporté que des ennuis depuis mon arrivée ici. Cela fait deux fois que vous mettez votre vie en danger pour protéger la mienne.
- Ne dites pas cela. Au contraire, votre présence à mes côtés me fait on ne peut plus plaisir. Je n'ai plus connu le bonheur depuis la mort de mes parents jusqu'à ce que je vous rencontre. Et je vous en remercie, Oriane.
- Non, c'est à moi de vous remercier. Depuis mon arrivée ici, vous ne faites que vous montrer gentil, compréhensif et aimable à mon égard. Vous me protégez et me soutenez malgré toutes mes erreurs, mes caprices et mes excès de colère. Vous ne me tenez d'ailleurs jamais rigueur de mon comportement. Pour tout cela, je vous remercie.
- Ce n'est rien . . .
- Puis-je vous poser une question ?
- Bien sûr.
- Vous dites m'aimer et je n'en doute plus. Cependant, je me demande comment vous avez bien pu vous attacher à une femme aussi colérique et capricieuse que moi. Je n'aime pas l'avouer, mais je sais bien que je ne suis pas facile à vivre tous les jours.
- C'est vrai, répond-il en riant, mais contrairement aux autres, je vois bien que vos colères ne sont qu'un masque que vous revêtez pour cacher vos souffrances. Vous vous sentez mal, mais vous êtes trop fière pour fondre en larmes devant autrui, alors vous faites passer votre malheur pour de la colère. Je l'ai tout de suite senti. C'est sans doute parce que moi aussi je cache ma douleur, mais derrière un autre masque, calme et souriant. En comprenant cela, je me suis aussitôt senti proche de vous et je me suis pris d'affection pour vous. Cette affection s'est vite changée en un amour sincère. Je veux vous rendre heureuse, Oriane. C'est pour cela que je vous comble de cadeaux et de surprises. J'aime vous voir souriante et j'aime encore plus le fait de savoir que c'est moi qui contribue à votre bonheur. Je suis sincèrement désolé d'avoir tout gâché, aujourd'hui.
- Vous n'avez rien gâché ! rétorqué-je précipitamment.
Je suis incapable d'argumenter à mon tour. Je suis encore sous le choc de sa déclaration. Personne ne m'a jamais parlé de la sorte. Il est bien le premier qui dit vouloir mon bonheur. Oh, pourquoi n'est-ce que maintenant que je réalise la chance de l'avoir à mes côtés ? J'ai l'époux le plus merveilleux qui soit et je ne m'en rends compte que maintenant !
J'enfouis mon visage dans mes mains. J'ai envie de fondre en larmes, mais je ne veux pas pleurer devant lui. Je dois rester forte.
Kaï se lève et contourne le feu pour me serrer dans ses bras. Ils sont doux et chauds, je m'y sens bien. Je lui rends son étreinte. Je veux qu'elle dure encore et encore.
Épuisée, je ferme les yeux et ne tarde pas à sombrer dans le sommeil.
Annotations
Versions