De pire en pire
Allongé sur le sol, il regardait les autres soldats. Ils sautaient et se donnaient des accolades en dansant à plusieurs, comme s’ils venaient de marquer un but pour leur équipe lors d’un match de football, un nouveau sport exaltant qui déchainait les passions avant-guerre. Spectacle étonnant dans cet endroit terrible. Les hommes sont ainsi, oubliant d’un moment à l’autre leur horrible condition. Lui, il restait par terre, tremblant de froid et serrant son poignet pour éviter au sang de continuer de s’échapper de sa main. Personne ne lui prêtait la moindre attention dans ce moment étrange d’euphorie. D’autres soldats français arrivaient dans la tranchée. L’un d’eux, infirmier, s’approcha pour lui apporter les soins nécessaires. Il désinfecta la plaie intensifiant la douleur par les frottements d’un tissu imbibés d’alcool. Même plus la force de gémir. Même plus la force de quoi que ce soit, il se laissait faire sans réagir. Parmi les soldats un capitaine rassemblait les hommes en ligne pour remettre de l’ordre dans la troupe. Le moment de joie prenait fin avec lui.
Lorsque les soldats finirent de plus ou moins se ranger, il leur lança un imposant « Gaaaaarde à vous ! ». Tous portèrent leur main droite sur leur front pour le salut réglementaire. « Repos ». Émile, la main maintenant dans un bandage blanc sali par la boue, se relevait avec difficulté. Ses jambes chancelaient encore. Il grelotait et sa tête tournait.
— Je vous félicite pour cet assaut réussi, annonça d’une voix claire et pleine d’assurance le capitaine. L’état-major est fier de vous. Vous devez maintenant vous mettre en formation pour quitter la tranchée.
Les visages incrédules, un remous d’interrogation parcourut les rangs. Voyant que son ordre risquait d’être mal pris il expliqua :
— Nous devons laisser cette tranchée, c’est un ordre de l’état-major, l’objectif a changé, nous devons nous diriger vers la butte de la cote 813 pour la prendre aux Allemands.
Un soldat, assez corpulant, au visage rougeaud sortit de son silence :
— Mon capitaine, voulez-vous dire que nous avons fait tout ça pour rien ?
— Ici nous ne faisons pas la guerre pour rien, nous la faisons pour sauver la France ! Pour cela il faut obéir aux ordres sans discuter. Rentrez dans le rang.
— Mon Capitaine, je suis le seul survivant de ma section, ils sont tous morts pour prendre votre putain de tranchée et vous voulez qu’on la laisse sans rien dire pour que les Allemands la reprennent ?
— Rentrez dans le rang, les ordres sont les ordres, je n’ai pas à en débattre avec vous.
Un autre soldat sortit du rang visiblement en colère :
— Vous croyez vraiment que vous ne devez pas en « débattre » avec nous, dit-il en appuyant d’un ton ironique sur « débattre » tant ce terme lui paraissait mal à propos. Nous qui venons de donner nos vies pour cette tranchée ? Vous croyez vraiment qu’on va laisser faire cela sans rien dire ?
— Exactement. Vous rentrez dans le rang, vous vous mettez en file par un pour le départ et me suivez sans broncher. C’est un ordre. Répondit le capitaine d’un ton à l’autorité de plus en plus chancelante.
Le cœur d’Émile accélérait. Le désarroi et la colère contagieuse de ses camarades commençaient à monter en lui. Les soldats se mirent à crier, « Non ! Va te faire foutre, on l’a prise, on la garde ! » « Espèce de pourri, tu nous traites comme des chiens, nous on reste ! » « Oui ! Va te faire foutre », « Tes ordres tu peux te les mettre au cul, petit con ! ». Le jeune capitaine perdait peu à peu de sa contenance, les deux hommes qui l'escortaient, prenaient sensiblement une attitude défensive à l’aide de leur baïonnette. « Qu’est-ce que tu as toi ? Tu le défends cet enculé ? Tu crois que tu me fais peur ? » cria un soldat en donnant un coup de botte dans l'arme de l’un des 2 soldats chargés de la protection de l’officier.
En un instant, tout se déclencha, les soldats avancèrent et désarmèrent le premier homme qui défendait le capitaine, ils le jetèrent au sol, il n’en bougea plus. Le deuxième fit mine de planter sa baïonnette dans l’un des assaillants, un autre soldat lui tira une balle dans la poitrine. Le capitaine en reculant se trouva de dos au contact d’Émile. Son sang ne faisant qu’un tour, Émile l’attrapa par les épaules, le plaqua contre l’une des parois de la tranchée et lui appliqua un couteau sous la gorge. Les autres criaient « À mort ! », « salaud ! », « tue-le ! vas-y ! ». En une seconde de colère, déstabilisé par ses compagnons, sans même réfléchir, commme par reflexe Émile lui trancha le cou.
Un silence glaçant se fit autour d’eux. Qu’avaient-ils fait ? Que faire maintenant ? La situation était devenue complètement insensée, ils avaient tué leur capitaine. Même Émile ne comprenait plus rien, dépassé par tout ce qui venait de se passer en moins de quelques secondes. Le capitaine gisait à ses pieds, les yeux immobiles, encore terrifiés et grand ouverts, la tête dans une flaque de sang.
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