Chapitre I (1/2)
En descendant vers la salle à manger familiale (avec un retard que plus personne ne prenait la peine de souligner tant il m’était habituel), je jetai un coup d’œil rapide, blasé, indifférent, sur la vue extraordinaire qui s’offrait à nous de part et d’autre de la pièce.
Entre deux rideaux lourds, découpés dans un brocard rouge un peu élimé, un peu ostentatoire, s’étendaient jusqu’à l’infini les plaines fertiles qui faisaient la réputation de Champarfait. Ici, un verger regorgeant de fleurs blanches et odorantes qui semblaient autant de minuscules étoiles fichées au cœur des arbres. Là, des champs jaunes et bruns dont les sillons galopaient au flanc des coteaux jusqu’au bout de l’horizon. Plus loin, des paysans qui s’affairaient, courbés sous le poids de leurs vies si éloignées de la mienne, au hasard du destin capricieux qui joue à distribuer les cartes de la vie sans aucune pitié.
Et enfin, juste sous mes pieds chaussés de soie verte, à l’aplomb vertigineux de notre immense baie vitrée, se croisaient avec indolence deux des quatre rivières sacrées de notre peuple. Leurs eaux étaient douces et pâles sous le soleil du printemps. Quelques pêcheurs étaient disséminés tout au long des rives comme des pantins minuscules, tandis que les vaches et les chevaux des prés voisins posaient sur eux des œillades aussi indifférentes que mélancoliques.
J’avais presque toutes les beautés du pays à portée de main et de regard, mais je n’y faisais plus attention depuis des années... Ce qui avait, depuis tout autant d’années, le don d’agacer fortement mon père qui, lui, pouvait encore passer des heures à regarder la vie des autres s’écrire en bas de notre demeure, tout en haut de ce palais qui n’était même pas le nôtre. « Un jour, ma fille, répétait-il inlassablement, tu apprendras à observer autour de toi et à absorber les merveilles du monde par la seule force de ton regard sur elles. En attendant, viens manger ! »
Pour mon père, tout était toujours sujet à réflexion, à philosophie, à profondeur, comme si la vie n’était pour lui qu’un livre entrouvert dont chaque page s’enchaînait avec une imparable logique. Cheveux de blé, peau de lait, yeux de pré, il était depuis sa jeunesse le précepteur des princes de Champarfait. C’est pour cela que nous vivions ici, dans cette capitale prospère plantée au milieu des terres nourricières de ce pays si riche et si verdoyant. La mer était bien loin, pourtant le palais était construit sur une île-montagne étrange, engoncée entre quatre rivières que l’on ne pouvait traverser qu’après avoir récité une courte prière.
Nous ne manquions de rien. La terre était d’une fertilité extraordinaire, les champs de céréales dessinaient un gigantesque damier entrecroisé de vignobles, de prairies et de vergers à perte de vue. Quant à nos sous-sols, ils étaient parcourus de milliers de veines d’or et de cuivre grâce auxquelles mes chevilles et mes poignets étaient cerclés de bijoux précieux, comme ceux de tous mes compatriotes.
Notre peuple était solide, travailleur, très ancré dans ce territoire où rien ne manquait mais qui exigeait du temps et du sacrifice. Chez nous, la richesse venait du sang et de la terre, alors nous ne partagions ni l’un, ni l’autre. Bien sûr, nous savions accueillir poliment les marchands, les comédiens, les médecins qui arpentaient nos rives et nos chemins pour exercer leurs talents dans le respect de nos lois. Mais ils n’étaient jamais encouragés à rester, et rares étaient les étrangers qui osaient s’installer à Champarfait.
Le château était construit tout en hauteur, coincé entre quatre bras de rivières. A pied, on y accédait par des milliers de marches en colimaçon creusées dans les entrailles de la terre : alors personne ne montait jamais, évidemment, et nous vivions dans un microcosme de privilèges. Pour les carrosses, il existait deux chemins enroulés en spirale tout autour de la montagne qui offraient un aperçu vertigineux de la campagne environnante et, généralement, un solide mal de mer à ceux qui les empruntaient ! Mon père avait raison, c’était un endroit magnifique… Mais pour moi, c’était surtout une cage dorée.
Résignée, je m’assis à la table familiale. A ma gauche attendait ma mère, dans une robe de velours bleu infiniment triste, comme si les larmes qu’elle ne versait pas avaient fini par délaver les fibres du tissu. A ma droite souriait mon père, chausses brunes, pourpoint vert, mèches plates. Face à moi, malicieuses et silencieuses, trépignaient mes deux petites sœurs chéries : Ruti et Suni, blondes comme deux soleils d’été, avec leurs yeux de fougère et leurs tuniques de soie bleue. Je ne pouvais pas me plaindre, j’étais née dans une famille aimante et bienveillante.
Pourtant, bien souvent, je leur préférais les livres. Grâce aux fonctions de mon père, nous disposions d’un petit logement au-dessus de la salle de lecture, dans la tour Est du château. Il y faisait froid en hiver, frais en été, les pierres étaient grises et glacées et les vitres s’ouvraient sur le levant et sur le lointain. Il y avait des livres du sol au plafond, dans presque toutes les pièces, parce que mon père ne se débarrassait jamais des ouvrages dont les princes n’avaient plus l’usage. Depuis ma plus tendre enfance, je les avais tous lus ! Ou presque, puisque la porte Nord, qui était toujours fermée à clé, renfermait une vingtaine de livres auxquels, malgré caprices et prières, je n’avais jamais pu accéder.
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