Chapitre III (1/2)
Pendant quelques années, le temps fila sur mon adolescence comme un mouchoir tombant dans la brume du matin. Ma vie était indolore, insipide, sans relief ni passion. Je prenais de l’âge, des centimètres, et même des seins ! Mais nul n’en parlait jamais, et si tout le monde guettait l’apparition de la puberté chez Ruti, afin que les fiançailles puissent se transformer en noces, personne ne s’intéressait à moi. Ce qui me convenait bien… Je grandis donc en silence, entre l’amour maladroit mais bienveillant de mon père, les kilomètres de livres de la bibliothèque et les piaillements joyeux et incessants de mes sœurs.
J’avais dix-neuf ans quand je fus bien obligée de participer à des festivités intenses : l’heure du mariage avait enfin sonné pour Ruti et son fiancé. Il fallait reconnaître une qualité à ce garçon : il était patient ! Puisqu’il avait supporté ces longues fiançailles platoniques sans broncher, sans annuler une seule de ses visites hebdomadaires pour le thé du dimanche, sans oublier une seule fois d’apporter des fruits confits pour flatter la gourmandise encore très enfantine de sa petite promise.
La cérémonie fut longuement ennuyeuse, comme il se doit… Ruti était merveilleusement jolie, vêtue et maquillée comme une femme mais menue et insouciante comme la gamine qu’elle était encore. Du haut de ses treize ans et de ses talons tout neufs, elle accueillait les invités avec beaucoup de sérieux, presque de la gravité, peut-être parce qu’elle ne savait pas vraiment ce qui l’attendait ?
Elle portait une robe de soie verte aux reflets boisés, brodée d’or et d’émeraudes, légère, moussue, printanière. Était-ce en hommage à la saison du renouveau et aux générosités de notre terre que toutes les mariées de Champarfait se paraient de vert le jour de leurs noces ? Je l’ignorais, mais je devais avouer que cette couleur seyait à Ruti. Ses yeux brillaient comme deux perles de malachite, ses cheveux cascadaient sur sa nuque comme des étoiles tombantes. Elle souriait dans tous les sens, pleine du sentiment du devoir accompli et de son nouveau statut de femme mariée.
Tous les habitants du château étaient là. Y compris la reine régente, avec sa coiffure en spirales, ses lèvres pâles et son héritier silencieux. Instinctivement, je me méfiais de cette femme, de son mépris, de son pouvoir. Pourtant, elle se montrait aimable envers moi, sa présence était un honneur pour notre famille et mon père discutait beaucoup avec elle. Le palais avait revêtu ses habits de fête, des flambeaux éclairaient la nuit à toutes les fenêtres, les quatre rivières sacrées étincelaient sous nos yeux comme des veines de feu… C’était magnifique, et cette poésie étrange, scintillante, semblait placer ce mariage sous les meilleurs auspices.
Après le dessert, assommée de mots creux et de viandes farcies, raidie par les bonnes manières autant que par l’étoffe chatoyante de ma robe de cérémonie, je capitulai discrètement. Je prétextai un besoin irrépressible d’utiliser les commodités et je m’éclipsai sans attendre mon reste. Je me réfugiai dans les cuisines, immenses, grouillantes de vie et de travail. Je m’assis, ou plutôt me laissai tomber, sur un tabouret mité. Lovée dans l’ombre d’un recoin, j’ouvris grand les yeux sur cet univers que je ne connaissais pas. Et juste en face de moi, cachée sous une table, je découvris ma petite sœur Suni, dix ans et grand sourire, m’invitant d’un doigt sur la bouche à ne pas la dénoncer. Je lui répondis d’un serment muet et d’un silence admiratif, et comme elle, je laissai mon regard parcourir ce nouveau monde.
Car si, dans la grande salle, aucun mot n’était prononcé plus haut que l’autre, nul n’osait rire trop fort de peur d’offusquer la reine, chacun scrutait son voisin avec envie ou avec mépris, une toute autre scène se jouait en coulisses. Il y avait les marmitons, les serviteurs, les valets mais aussi des ménestrels qui chantaient des ballades, des danseurs qui répétaient une chorégraphie dans un coin de la cuisine, des comédiens qui révisaient leur texte… Tout cela créait une atmosphère irréelle, anarchique, éclectique. Vivante.
Dans une petite pièce attenante aux communs, je découvris un groupe d’une dizaine de personnes que je n’avais jamais vues à Champarfait. Et qui, manifestement, n’étaient pas de Champarfait ! « Ce sont les Lointains que Papa a engagés pour jouer sur scène, après le repas, chuchota Suni depuis sa cachette. Ils sont drôles, tu ne trouves pas ? »
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