J’avais appris à connaître le prince Rotu (enfin, le roi !) et ce mariage me convenait de plus en plus. Il se montrait toujours gentil avec moi, même s’il avait toujours l’air d’être en service commandé, comme si son sang royal l’enfermait dans un rôle qui n’était pas totalement le sien. Quand il souriait, son visage s’animait, mais ses yeux et ses gestes restaient froids et policés. Probablement parce qu’un monarque ne pouvait guère se laisser aller à montrer ses émotions.

Je n’étais peut-être pas encore amoureuse, mais je n’avais plus aucune réticence et je pensais qu’avec le temps, je pourrais tout à fait m’éprendre de mon époux. Il avait un physique agréable, une élégance un peu raide, des manières sophistiquées, des phrases impeccables. Sa démarche était affirmée et droite, ses mains étaient pâles et sèches, ses yeux profonds et insondables. J'allais être heureuse avec lui, j’en étais certaine ! Et j’avais vraiment envie de me rendre utile, d’aider mon peuple, d’agir pour mon pays. De défendre ce qui me semblerait juste. Bref, j’avais envie de régner. Comme quand je jouais à la poupée dans mon enfance, mais cette fois, en organisant la vraie vie pour des vraies gens.

Pendant la cérémonie, alors que l’assistance entonnait un chant sacré que je n’écoutai guère, je regardais Rotu en souriant, pleine d’espérance et de confiance. Il se tenait debout à ma droite, dans un uniforme d’apparat vert et argent, ses épaulettes soulignaient le dessin de sa silhouette et sa taille était bien prise dans un drapé de soie couleur émeraude. Je sais bien que l’habit ne fait pas le moine, mais ces vêtements-là montraient mon fiancé sous son meilleur jour, et ce n’était pas pour me déplaire.

Quand, à l’interpellation de la reine régente demandant qui donnait cette jeune fille en mariage, mon père répondit d’une voix forte, je sentis les larmes me monter aux yeux. Il semblait serein, rassuré, et très ému de me voir ainsi, dans mon nouveau rôle de princesse royale, habillée par la couturière de la régente et me tenant droite, solide, au centre de toutes les attentions.

Après l’échange des consentements, nous rejoignîmes la grande salle d’apparat, toute rehaussée de dorures et de soieries d’une finesse incroyable, pour le banquet de noces. J’étais placée au centre de la table, à côté de mon époux, j’avais la tête qui tournait à force de saluer des vassaux, de recevoir des compliments, de supporter mon diadème et de me tenir bien droite. Mais j’avais l’impression de vivre le plus beau jour de ma vie, et d’embrasser un destin enfin digne de mes rêves de petite fille.

J’angoissais un peu, évidemment, face aux mystères de la nuit de noces. Mon père m’avait dit, à mots couverts, qu’il devait se passer certaines choses. Mais cela restait un peu flou dans mon esprit, la pudeur paternelle l’ayant empêché d’entrer dans les détails. J’étais cependant bien décidée à faire confiance à Rotu, en me disant que si toutes les autres mariées y arrivaient, y compris ma petite sœur Ruti qui ne cessait de se vanter d’être moins ignorante que moi en la matière, j’allais y arriver moi aussi.

Alors après le dessert, après le bal, après une représentation de Lointains qui me permit d’ignorer superbement les regards de cet Orcinus, quand mon tout nouveau mari me tendit la main pour m’escorter en-dehors de la salle d’apparat, je me levai en souriant et le suivis sans hésiter. Il me guida, en silence, vers la chambre qui serait désormais la nôtre : une suite magnifique, tout en haut du palais, avec trois terrasses et une belle vue sur l’Est de Champarfait.

Je me laissai tomber, un peu suffocante, sur le grand lit à baldaquins. Rotu referma la porte, et se tourna vers moi. Ses yeux étaient glacés.