Chapitre VII (2/2)
Lorsqu’il eut fini, il me laissa là, sonnée, appuyée contre le mur, avec ma robe lacérée, ma joue déchirée, mon intimité transpercée. Il se rhabilla sans un mot, reprenant son souffle en même temps que son apparence policée. Et ce fut ce qui me marqua le plus, je crois. Cette transition, cette transformation, en quelques secondes, pour redevenir le prince de Champarfait, personnage public, personnage poli, héritier d’une grande famille et roi d’un pays civilisé.
Il sortit sans me regarder.
Alors je pus enfin respirer, d’abord doucement, puis avec de très grands hoquets. Je me sentais sale, poisseuse. Plus indigne qu’indignée. J’avais l’impression que tous ces fluides qui m’avaient intrusée, le sperme, la sueur, le sang, le souffle de Rotu, resteraient incrustés au plus profond de moi, jusqu’à ma mort.
Cette nuit-là, je ne pus pas fermer l'œil. Je sursautai au moindre bruit, craignant le retour de Rotu exigeant de me posséder à nouveau. Je changeai mes draps, cachant la honte de ces ébats dénaturés tout au fond de la buanderie du château. Je jetai ce qu’il restait de ma belle robe de mariée, non sans souffrir à chaque geste un peu trop vif, car mon corps se couvrait peu à peu de marques violacées. Sur les bras, sur les côtes, entre les cuisses. Des traces de doigts apparaissaient autour de mon cou, tandis que ma joue était marquée de haut en bas par l’arête impitoyable d’une pierre. J’avais l’impression de porter ma honte à la vue et au su de tous.
Pourtant, le lendemain, je m'enroulai dans une étole couleur de prairie et personne ne remarqua rien. A part mon père, qui s’étonna de me voir une blessure au visage. Je le rassurai, sans oser le regarder, en disant que je m’étais heurtée au cadre d’une fenêtre en glissant dans les escaliers de mes nouveaux appartements. Il sourit, me conseilla d’être plus prudente et de regarder devant moi au lieu de rêver à mon nouvel époux, puis il me laissa affronter seule mon nouveau statut de jeune mariée.
Car malgré le champ de ruines que je ressentais désormais au plus profond de moi, j’allais devoir arpenter les couloirs d’un palais princier particulièrement festif. Il y avait des fleurs partout, des banquets ouverts dans presque toutes les pièces, de grandes bougies vertes pour sublimer les coursives, des uniformes de parade aux galons brodés d’or. Tout était magnifique ! Et cela ne fit que rendre ma noirceur intime encore plus assourdissante, m’obligeant à prendre sur moi, à faire semblant, de toutes mes forces.
Quand je retrouvai Rotu, à la table du petit-déjeuner, il discutait avec la reine régente d’un air très innocent, très normal. Le fils parfait…
Il me gratifia d’un sourire visqueux et d’un regard mielleux pour me demander si j’avais bien dormi. Je m’entendis répondre d’une voix éteinte, comme si elle appartenait à quelqu’un d’autre, pour le remercier de sa sollicitude et souhaiter le bonjour à Sa Majesté la reine régente. Puis je m’assis, pâle comme une morte, raide comme un fantôme, glacée comme la fin du monde. Rotu me saisit la main, d’un geste improbablement doux, et mon esprit se tordait dans tous les sens pour ne pas perdre la raison.
Ce prince blond et bien élevé était-il vraiment la même personne qui m’avait brutalisée dans la nuit aveuglante de cette chambre, sans un mot, sans un échange, comme on prend un mouchoir avant de le jeter à terre ?
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