Chapitre XI (1/2)
Pendant les jours qui suivirent, je découvris peu à peu le rythme et l’organisation de la vie du bord. Car la capitaine avait tenu parole, et veillé à ce que son équipage puisse me tester à tous les postes de travail possibles et imaginables. C’est ainsi que j’exerçai tout à tour mes (rares) talents auprès d’une vingtaine de Lointains expérimentés, qui représentaient les forces vives de la troupe et donc, du bateau.
Comme vigie, je me retrouvai perchée tout en haut du mât de misaine*, où je faillis mourir de froid mais d’où j’eus l’occasion inespérée d’observer quelques ailerons de dauphins. Comme charpentière, je manquai de me raboter un doigt en ponçant une pièce de bois au nom imprononçable. Comme seconde barreuse, je ne réussis qu’à avoir systématiquement un temps de retard sur le premier barreur, puisque je ne comprenais pas les ordres de l’officier. Comme gabière, je crus mourir de peur, perchée pendant plus d’une heure tout au bout d’une vergue** à l’équilibre douteux afin de réaliser une manœuvre que je ne comprenais même pas. Comme voilière, je me montrai appliquée, obstinée même, mais je ne réussis qu’à faire rire Orcinus qui dut reprendre l’intégralité de ma couture.
Malgré ces expériences peu probantes et ma méconnaissance de la langue, je me sentais de mieux en mieux sur ce bateau. D’abord, parce que chaque minute qui passait m’éloignait de Rotu et de mes mauvais souvenirs. Ensuite parce que mes nouveaux voisins se montraient toujours amicaux et bienveillants à mon égard. Ils vivaient essentiellement en vase clos, parcourant le monde sans jamais vraiment se mêler aux autres peuples, alors la présence parmi eux d’un nouveau visage était une distraction bienvenue.
J’étais un peu perdue dans ce nouvel univers, mais Orcinus faisait de son mieux pour m’en expliquer les codes. La troupe comptait une centaine de personnes, des vieillards jusqu’aux nourrissons. Tous ceux qui étaient en âge et en capacité de travailler occupaient deux emplois : le premier lorsqu’ils étaient en navigation, que ce soit en mer ou sur une rivière, et le second pendant les escales. Et la hiérarchie était elle aussi à géométrie variable.
Par exemple, la capitaine Rutila dirigeait tout le monde lorsque le voilier était en mouvement, mais une fois à quai, la troupe obéissait à un autre chef, un vieil homme nommé Salmus. En mer, Salmus était simple vigie tandis qu’en escale, la fière Rutila était chargée de la billetterie du théâtre. Pour moi qui venais d’un pays où tout était figé, ordonnancé, en fonction des lignages ou des titres de noblesse, ce jeu des chaises musicales semblait bien étrange ! Mais la troupe employait chacun là où il était le meilleur, le plus utile, et partout, l’intérêt collectif passait avant tout le reste. Et quand je demandai à Orcinus si personne ne se trompait jamais, s’il n’y avait jamais de rivalité entre les deux chefs, il balaya cette idée d’un grand éclat de rire.
Les Lointains, vus de près, me paraissaient toujours aussi aériens et énigmatiques que lorsque je les avais observés pour la toute première fois, au palais. Ils étaient grands, bien bâtis, avec des muscles secs, des silhouettes fines, des gestes précis. Ils étaient d’une incroyable agilité, par tous les temps et dans toutes les postures, mélange de force brute et d’élégance délicate. Ils étaient tous très bruns de peau et de cheveux, et leurs yeux bleu marine brillaient comme des saphirs sous le soleil de midi. Alors que moi, je ressemblais à toutes les autres jeunes filles de mon pays : quelle banalité ! Ils étaient solidaires, cultivés, ils parlaient tous un peu le champarfaitois, avec plus ou moins de facilité. Mais le plus remarquable était la connexion profonde qu’ils avaient avec l’océan : ils pouvaient passer des heures à le regarder, à commenter la hauteur des vagues ou la direction du vent. L’eau était la source de leur nourriture, de leur hygiène, de leur itinérance. De leur vie.
Femmes et hommes travaillaient ensemble, vivaient ensemble, et je n’avais pas l’impression que le fait d’être l’un ou l’autre déterminait leur trajectoire professionnelle. Encore une révolution par rapport à ce que j’avais connu à Champarfait ! La vie à bord était cependant bien réglée. Chacun savait ce qu’il avait à faire, les marins alternaient leurs quarts toutes les huit heures, au son d’une petite clochette suspendue sur le pont. Les autres géraient la vie quotidienne : cuisine, ménage, réparations, éducation des enfants, lessive, etc.
La nuit, les familles se retiraient sur leurs bateaux-lits. C’étaient des embarcations minuscules, couvertes, sur lesquelles ne se trouvaient qu’un ou plusieurs lits, et à l’arrière, une ouverture qui permettait de faire sa toilette directement dans la mer. Les couples, avec ou sans enfants, dormaient à leur bord pour plus d’intimité. Les bateaux-lits étaient arrimés solidement au bateau-mère avec des cordages épais : ils avançaient dans son sillage, les uns après les autres, comme un drôle de défilé ! Ne restaient sur le voilier que les marins de quart, la capitaine et ses deux officiers, le médecin, quelques anciens ou quelques malades, trop affaiblis pour rejoindre les bateaux-lits, qui dormaient à l’infirmerie. Et Orcinus, dans la voilerie.
* Le mât de misaine est celui qui se trouve à l'avant du navire, devant le grand-mât.
** Les vergues sont les barres horizontales sur lesquelles sont accrochées les voiles, sur les bateaux à voiles carrées (comme le Belem, L'Hermione, etc.)
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