« - Pourquoi es-tu le seul à ne pas dormir sur un bateau-lit ? Et à ne pas te laver en pleine mer ?

- Eh bien… Je ne suis pas très à l’aise.

- Quoi ? Un Lointain qui n’aime pas l’eau ?

- J’aime la mer ! Les embruns, les vagues, la liberté… Mais je préfère tout cela vu depuis le pont du bateau ou le haut du mât. J’ai toujours dormi sur le bateau-mère, d’aussi loin que je me souvienne. D’abord à l’infirmerie avec ma grand-mère, puis dans la voilerie, seul.

- Pourquoi ?

- …

- En revanche, pour escalader les haubans ou les vergues, là tu es à l’aise ?

- Oui. J’adore grimper là-haut, sentir le vent, les vibrations du bateau… C’est toujours moi qui monte aux mâts quand il faut contrôler ou réparer une voile.

- Alors tu sais coudre ?

- Oui.

- Un talent impensable pour un garçon, chez moi… Et sur terre, que fais-tu ? Tu es acteur, non ? Je t’avais vu répéter avec les autres…

- Non. Je suis apprenti auprès d’Alexandrius, notre conteur. C’est lui qui rédige nos pièces, nos ballades, nos histoires, nos contes et légendes. J’écris avec lui, je corrige, je prends des notes, j’assiste aux répétitions pour voir ce qu’il faut changer.

- Et tu écris, toi aussi ?

- Un peu.

- Tu crois qu’un jour, tu raconteras l’histoire de cette fille presque folle et presque blonde qui s’est retrouvée enfermée dans ta caisse de lin ?

- Peut-être ! Mais je risque de t’inventer plein d’obstacles et de péripéties ! Sinon, à propos de fille…

- Oui ?

- Tu pourrais essayer ça ? dit-il en me tendant une pièce d’étoffe d’un vert presque argenté.

- Oh ! Une robe ! J’avais presque oublié ce que c’était ! Mais d’abord, retourne-toi.

- Oh, ça va, pour qui me prends-tu ? râla-t-il en obtempérant.

- Cette robe est magnifique ! m’exclamai-je en me regardant dans son miroir. D’où vient-elle ?

- C’est un des costumes de notre prochaine pièce. L’actrice fait à peu près ta taille… Merci, je vois que ça rend bien. Je veux dire… Elle te va bien.

- Je croyais que tu ne t’occupais que de raccommoder les voiles ?

- Parfois, j’aide aussi pour les vêtements, pour changer un peu. Le tissu a la même couleur que tes yeux, précisa-t-il en rougissant un peu.

- Tu crois que je pourrai la porter, quand vous aurez fini les représentations ?

- Tu oublies que tu es censée être un garçon, mon cher Lomu ! Et puis, de toute façon, personne n’a le droit de porter les costumes. Ils appartiennent à la troupe. On les réutilise, pour d’autres spectacles.

- Bon, tant pis pour moi ! Merci de me l’avoir fait essayer. »

Il me sembla qu’Orcinus ne détournait pas le regard assez vite lorsque j’ôtai cette robe chatoyante, caressante, pour remettre mes habits rouge et noir de jeune moussaillon. Mais je n’eus pas vraiment le temps de m’attarder sur ces considérations, puisque j’étais attendue par la capitaine, qui devait enfin m’attribuer mon poste définitif.

Deux minutes plus tard, elle m’annonça donc qu’elle avait décidé de m’intégrer à l’équipe chargée des manœuvres sur le pont : à moi les drisses, les écoutes et autres bosses d’empointure ! Et quand je tentai d’objecter que j’avais eu le mal de mer le premier jour, et que je n’étais pas sûre de pouvoir tenir mon rôle, elle répondit d’un ton ferme.

« Lomu, à ton arrivée, tu avais faim, tu avais froid, tu avais peur, tu avais soif, et tu étais épuisé. Ce qui faisait cinq bonnes raisons de te sentir mal ! Mais depuis, je t’ai bien observé ; et tu te portes comme un charme. Tu es attentif, rapide, et tu as l’esprit d’équipe. Tous ceux avec qui tu as travaillé ces dernières semaines me l’ont dit : tu fais toujours de ton mieux pour apporter ton aide. Même sans comprendre notre langue. Même sans rien connaître de la navigation. C’est avec cela que l’on fait un bon équipage ! Tes équipiers pourront compter sur toi. C’est tout ce que je te demande. Tu prendras ton poste d’ici quelques semaines, quand nous reprendrons la mer. Parce que demain matin, nous arriverons à Héliopolis. »