Chapitre XII (1/2)
Rutila disait vrai. Lorsque j’ouvris les yeux le lendemain, une atmosphère étrange, électrique, régnait partout sur le navire, depuis les cales jusqu’au gaillard d’arrière. Quelques enfants couraient dans tous les sens, surveillés de loin par deux ou trois vieillards, assis en silence face au bastingage. Les marins de quart s’échinaient pour manœuvrer, la vigie hurlait ses informations depuis le haut du mât, une jeune officière coordonnait l’ensemble sous l'œil attentif de la capitaine. Tous les autres s’agitaient en tous sens, sans ordre ni but, juste pour profiter de l’instant. Car pour les Lointains, l’arrivée à terre était toujours un évènement.
Je guettai la côte sombre et sereine qui s’alanguissait sur notre bâbord, indifférente à l’enthousiasme des hommes et aux formalités douanières qui s’accomplissaient partout autour de nous, dans les eaux joyeuses et surpeuplées du port d’Héliopolis. Il y avait des marchands, des pêcheurs, des plaisanciers, des familles en goguette, des marins en mission, des gens venus de nations lointaines dont j’ignorais l’existence, et puis les locaux, avec leur élégance naturelle, leur peau aux mille nuances, les tenues blanches soulevées par le vent.
J’avais souvent rêvé de cet endroit lorsque j’étais petite. Ici, les femmes étaient reines. Indépendantes. Puissantes. Décisionnaires. Héliopolis était la seule société matriarcale de notre continent, ce qui lui avait valu bien des difficultés avec ses voisins ! Mais il n’en fallait pas plus pour attiser l’imagination d’une gamine de Champarfait…
Autour de nous, les paysages étaient jaune et noir, des ombres d’ocre et de safran se penchaient depuis les collines pour caresser les coteaux. La terre était sèche, aride même, mais il suffisait de quelques gouttes d’eau pour que la nature explose, chaleureuse et généreuse. Des femmes à la peau sombre, de l’ébène au noyer ou à l’acacia, agitaient leurs bras couverts de bijoux en or massif qui scintillaient dans le soleil levant. Elles se tenaient très droites, très dignes, et je ne pouvais m’empêcher de les admirer. Je savais bien qu’ici, de ce côté du détroit, les femmes étaient chefs d’entreprise, avocates, architectes, enseignantes, journalistes, banquières ou économistes ! Et non des poupées dociles que l’on habillait de jolies robes pour les faire taire, comme dans mon pays.
Car à Héliopolis, c’étaient les hommes qui marchandaient leur corps et leurs muscles. Ils travaillaient dans les champs, dans les usines, sur les marchés, sur les chantiers… Ils faisaient la guerre quand il le fallait, tandis que la politique, elle, était une affaire de femmes. D’ailleurs, la cité-monde revendiquait d’être l’héritière du célèbre royaume de Saba, et depuis lors, le trône et le pouvoir se transmettaient exclusivement de mère en fille. La lignée matriarcale était la seule qui importait, et nul ne se préoccupait jamais vraiment de savoir qui était le père d’un enfant.
Les livres m'avaient appris que la princesse d’Héliopolis s’appelait Sanaâ. C’était une jeune femme d’une trentaine d’années, douce comme la pluie sur le désert, forte comme les grains de café qui poussaient un peu partout dans le pays. Elle était brune, métissée comme l’ensemble de son peuple, mais contrairement à ses compatriotes, elle ne s'habillait qu’avec des tuniques bleu nuit, d’une couleur profonde, intense, royale. Elle portait fièrement le nom de sa mère, et celui de sa grand-mère avant elle, et était réputée pour son intelligence, sa clairvoyance et son courage. Elle incitait au rayonnement de tous les arts, de la musique à la littérature, en passant par le théâtre et la peinture. Dès lors, les Lointains étaient toujours les bienvenus à Héliopolis.
Je n’avais qu’une envie, une fois les amarres dûment arrimées au quai : partir en exploration ! Le voyage m’avait redonné confiance en moi, et j’avais la sensation que je ne risquais rien, dans ce pays où les femmes avaient tous les droits. Je dus cependant prendre mon mal en patience, car je devais participer, comme tous mes compagnons de voyage, au rangement du bateau et à l’installation de nos quartiers pour les jours ou les semaines à venir.
Cela commença par un grand ménage du navire à l’eau claire, à l’aide de brosses en fanons de baleine et de savon à base d’algues brunes. Puis il fallut aérer les tentures, défaire les voiles pour les mettre à sécher, jeter les déchets, préparer l’avitaillement, et installer sur le quai, juste devant le bateau, la scène en bois sur laquelle les Lointains allaient jouer pendant toute notre escale, ainsi que des gradins pour le public, un comptoir pour l’accueil et la billetterie, et d’autres choses encore. Cela nous occupa trois journées entières, qui se terminèrent par un grand bain collectif à l’arrière du bateau.
Je restai accrochée à l’échelle de corde et en profitai pour admirer leurs corps élégants, affûtés par la mer, dorés par le soleil, nager et plonger en tous sens en riant dans les flots. Qu’ils étaient beaux ! Orcinus était parmi eux, pour une fois, et ses yeux étaient d’un bleu profond, vivant, qui brillait de mille feux dans les lueurs du soir.
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