Chapitre XXII (2/2)

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Heureusement, je m’étais fait un ami : Perkinsus, le veilleur. Passant la plupart de son temps à la proue du navire, voire en équilibre sur le mât de beaupré*, c’était un homme d’une quarantaine d'années, qui riait toujours mais ne souriait jamais. Il avait un visage fin et doux, un regard chaleureux marqué de ridules minuscules, et une silhouette d’équilibriste. Il avait toujours des anecdotes à raconter, comme s’il voyait non seulement tout ce qui se passait sur la ligne d’horizon, mais aussi tous les secrets d'alcôves ! Son humeur était égale et bienveillante, il corrigeait mes fautes de Lointain sans jamais se moquer de moi. Et comble de bonheur, il me donnait en douce, quand la marche du bateau ralentissait au point de permettre à la troupe de se baigner et de se laver dans la mer, des cours de natation.


Je remuais bras et jambes avec la dextérité d’un poêle à charbon, manquant à chaque instant de m’enfoncer dans les profondeurs, mais Perkinsus était toujours là, m’encourageant de la voix et me sécurisant du geste. Mes progrès furent infiniment lents, je manquai de me noyer un certain nombre de fois, mais pour une fille qui n’avait vu la mer pour la première fois que quelques semaines auparavant, je m’en sortais honorablement. Ce dont Perkinsus ne manqua pas de me féliciter la première fois que je réussis à faire cinq mètres à la brasse sans son aide, alors que je me séchais sur le pont à l’aide d’une grande étole jaune.


« - Bravo, Lumi ! Encore quelques séances et tu nageras aussi bien que nous tous.

- C’est grâce à toi, Perkinsus. Merci pour tout !

- De rien. Et puis, ça me fait plaisir.

- Tu sais, avec toi, je n’ai pas peur.

- Peur ?

- Oui.

- Des requins, des orques, des pirates ?

- De tout ça à la fois, et puis aussi, que tu me laisses tomber. Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose est différent avec toi. Je n’ai pas besoin de faire semblant d’être forte, d’être belle.

- Bien sûr…

- Bien sûr ?

- Eh oui ! Tu ne risques rien avec moi, Lumi.

- Que veux-tu dire ?

- J’aime les hommes. C’est ça qui est différent, avec moi. C’est ça que tu ressens.

- Oh ! Mais… C’est autorisé, ici ?

- Tout est autorisé ici, tu sais, du moment qu’on ne nuit ni à la tribu, ni à qui que ce soit.

- Tu as un mari, alors ?

- J’avais. Il est mort, il y a un an. Il était chef de tiers, comme toi. C’était aussi un merveilleux conteur : les enfants l’adoraient. Il est mort chez toi, à Champarfait, alors que nous remontions les rivières sacrées.

- Il est enterré là-bas ?

- Nous n’enterrons pas nos morts ; nous les rendons à la mer.

- Bon… Alors c’est pour ça que tu gardes un air un peu triste, même quand tu ris ?

- Peut-être, oui.

- …

- Et toi, Lumi, pourquoi gardes-tu le regard triste ?

- …

- Tu sais, même si tu as souffert avant d’arriver ici, même si on t’a fait du mal… Ce n’est pas une raison pour renoncer à tout ce qu’il te reste à vivre. A tous ceux qu’il te reste à aimer.

- Franchement, Perkinsus, je suis bien ici. Avec vous tous. Je me sens libre. Alors je n’ai pas envie de me lier à qui que ce soit !

- Tu n’en as pas envie, ou tu as peur ? »


Je ne répondis rien. Je laissai mon regard se promener au loin, à l’avant du bateau, où les silhouettes et les éclats de rire se croisaient dans tous les sens. Je captai un regard bleu, différent de tous les autres regards bleus qui l’entouraient, plus intense, plus aiguisé, plus enveloppant.


Perkinsus me fit un petit sourire et me posa une main sur l’épaule : « Tu as bon goût, ma belle. Orcinus n’est pas le plus moche de la troupe ! Ni le plus bête, d’ailleurs… Mais je comprends mieux pourquoi tu as peur des orques ! »




* Le mât de beaupré est celui qui pointe vers l'avant, au-dessus de la figure de proue du navire ; contrairement aux autres, il n'est pas vertical.

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