Chapitre XXIII (1/2)
Après des semaines de navigation, nous avions tous hâte de toucher terre ! Alors quand le sommet d'Asclépios commença à poindre au milieu de l’horizon, auréolé d’une couronne de nuages inoffensifs, je rejoignis tous ceux qui n’étaient pas de quart sur le pont, et je regardai la terre se rapprocher doucement.
L’île était conique, construite depuis le ras de l’eau jusqu’au sommet de la flèche de l’université qui pointait vers le ciel comme une vengeance implacable. C’était un enchevêtrement de bâtiments placés les uns au-dessus des autres, taillés dans la pierre comme les facettes d’un diamant. Les maisons étaient toutes identiques, lovées sur les contreforts de l’université et de la bibliothèque. Celles-ci renfermaient toutes les connaissances médicales de tous les pays du monde, rédigées dans toutes les langues, et qui se transmettaient de médecin en médecin depuis des générations.
Dans les rues, sur le port, aux fenêtres, j’entrevoyais des silhouettes d’hommes et de femmes vêtus de rouge, dont les toges étaient toutes parfaitement identiques, et qui portaient des cheveux blonds, châtains, bruns ou roux, toujours abondamment bouclés. Au fur et à mesure que nous approchions, je détaillais leur gestuelle appliquée, leur taille soulignée par une cordelette noire, la sérénité réfléchie qui semblait régner sur la ville.
Quel endroit extraordinaire ! J’avais du mal à réaliser que ma mère était née là, dans l’un de ces bâtiments majestueux… C’était magnifique et intimidant. Peut-être avais-je encore des cousins ou des grands-parents quelque part ?
Une fois que nous fûmes dûment amarrés à quai, je croisai Milos sur le pont. Il était occupé à finir l’inventaire de ce dont il avait besoin et à descendre quelques affaires à terre, mais je l’interrompis et dans mon excitation, je faillis me trahir ! Mais au dernier moment, je me corrigeai et prétendis avoir «une amie » qui cherchait des renseignements sur « sa grand-mère » originaire d’Asclépios.
« - Je ne connais pas tout le monde, évidemment… Mais à mon avis, tu ne trouveras rien.
- Pourquoi ?
- Parce que nous sommes un peuple qui ne vieillit jamais chez lui. Dès que nos études sont terminées, nous partons dans les autres pays pour soigner les autres peuples.
- Et vous ne revenez jamais ?
- Rarement. Nous n’avons pas vocation à vivre chez nous. Telles sont nos croyances : l’universalisme et l’humanité. Notre destinée est de prendre soin des autres, où que l’on soit.
- Alors pourquoi bannissez-vous ceux qui ont un enfant hors mariage avec un étranger ? Ce n’est pas très humaniste, si ?
- Nous bannissons ceux qui ne respectent pas la loi du pays dans lequel ils exercent. A Héliopolis où le mariage n’existe pas, un médecin ne peut pas se marier. Et à Champarfait, on ne peut pas avoir un enfant sans être marié… C’est arrivé à la grand-mère de ton amie ?
- Oui. Elle a été bannie d’Asclépios, et en parallèle, elle a dû renoncer à toute son histoire, à tout son passé, pour pouvoir enfin épouser son fiancé champarfaitois.
- Eh oui… Ici, Lumi, tout le monde est libre. De faire l’amour, de se marier, d’avoir des enfants, d’exercer son métier. C’est même pour cela que ce pays a été créé…
- Comment cela ?
- Il y a très longtemps, quand ils vivaient et étudiaient à la Citadelle, les mestres ne pouvaient pas se marier. L’un d’entre eux est tombé amoureux d’une femme des terres sauvages du Nord, alors il est parti et il a fondé Asclépios. Voilà pourquoi cette liberté nous est si chère… Mais ailleurs, c’est différent. Si nous punissons ceux qui enfreignent les lois de leur pays d’accueil, c’est pour les protéger. Parce que nous savons qu’ils seront ensuite haïs, ostracisés, exilés… Et aussi pour nous protéger, tous. Notre neutralité est le gage de notre acceptation par tous les peuples du monde. Si nous piétinons leurs traditions, ils nous fermeront leurs portes. Et alors, non seulement nous ne pourrons plus exercer la médecine, continuer nos recherches pour améliorer nos connaissances, mais en plus, nous mourrons de faim.
- Que veux-tu dire ?
- Regarde autour de toi. Toute la place est occupée par la bibliothèque et l’université. Notre seul pouvoir, c’est notre savoir. Nous n’avons ni bétail, ni champs, ni fruits. Nous n’avons ni pêcheurs, ni laboureurs, ni céréaliers. Rien ne pousse, ici. Et nous ne pouvons exercer aucune autre profession que la médecine ou la pharmacie. Tout ce que nous mangeons, nous le recevons des autres pays en échange des soins que nous leur apportons. Tel est l’équilibre du monde, Lumi. Parce que nous sommes les seuls à détenir le savoir, nous sommes sûrs que toutes les frontières s’ouvriront devant nous. Parce qu’ils nous approvisionnent, les autres pays sont sûrs que nous ne leur ferons jamais la guerre.
- Oh… Je n’avais jamais vu les choses comme ça.
- …
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