Chapitre XXIV (2/2)
Mon cœur battait à tout rompre dans ma pauvre poitrine, sous le double effet du tir que nous avions essuyé et de la rebuffade que Ventura venait de subir devant moi. Je respirai un grand coup pour essayer de moins sentir le poids de mes nouvelles responsabilités, puis je fis le tour du navire pour rassurer l’équipage et évaluer les dégâts. Heureusement, la coque n’était pas touchée et personne n’avait été blessé. Mais notre mât d’artimon était irrécupérable, et surtout, d’après le rapport que me fit Orcinus d’une voix saccadée, il était dangereux de continuer à naviguer ainsi : à tout moment, la partie intacte du mât pouvait céder sous la force de la voile qui traînait dans l’eau, et provoquer des dégâts encore plus importants.
L’ennemi s’était éloigné et nous avions besoin de relâcher la pression, tant sur ce pauvre mât que sur les épaules de l’équipage. Je suggérai donc à la capitaine de carguer* le petit et le grand hunier, ainsi que les perroquets. Cela nous laisserait le temps de respirer un peu… Rutila approuva et je pris place sur le pont pour coordonner les manœuvres. Curieusement, au milieu de cette situation aigüe, tendue, je fis preuve d’un sang-froid absolu que je ne me connaissais pas ! Je réussis à donner mes consignes d’une voix calme et claire, dans le bon ordre et avec le bon vocabulaire. Je me sentais comme un phare dans la tempête, et malgré la fragilité de mes connaissances en navigation, je devais rester solide tant que l’équipage avait besoin de moi.
Lorsque ce fut fini, le navire perdit de la vitesse. Il sembla s’ébrouer dans la brise matinale comme on s’éveille après un mauvais rêve. L’équipage s’était placé en cercle autour de nous, Rutila me regardait en souriant, Orcinus avait les yeux ronds comme des billes. Quant à moi, j’avais tellement serré les dents et les poings que cela me faisait mal ! Mes cheveux étaient emmêlés comme l’apocalypse tout autour de ma tête, mes yeux me piquaient à force d’embruns et de concentration et j’avais l’impression d’avoir des flammes dans les veines !
« - Tu as vraiment une âme de guerrière ! s’exclama Orcinus, debout à ma droite.
- Ce n’est vraiment pas le moment de te moquer de moi…
- Arrête un peu de croire que je me moque de toi dès que j’ouvre la bouche, Lumi… Je suis sincère ! Tu es restée calme, tu as géré l’équipage comme si tu avais fait ça toute ta vie.
- Je n’ai pas réfléchi.
- Orcinus a raison, ajouta Rutila. Merci, Lumi, et bravo. Je savais que je pouvais compter sur toi, mais je ne pensais pas que tu subirais si tôt un tel baptême du feu.
- C’est le cas de le dire…
- En tout cas, poursuivit Orcinus, peut-être que les traditions belliqueuses de Champarfait nous auront rendu service ! Parce que nous, nous ne savons pas faire la guerre.
- Moi non plus !
- Non, mais tu sais rester debout dans la bataille. C’est une grande qualité. Très rare, chez nous ! Nous ne savons nous battre qu’avec une plume ou une aiguille.
- A propos d’aiguille, coupa Rutila. Orcinus, puisque tu es là, va donc regarder tout cela de près. Je pense qu’il va falloir nous séparer du haut du mât d’artimon, maintenant qu’il est tombé… Mais je veux ton avis. Et vite, s’il te plaît, car nous ne pouvons pas naviguer longtemps avec tout cet attirail qui traîne dans l’eau !
- D’accord, je m’en occupe.
- Bien. Lumi, reste sur le pont. Orcinus, tu me trouveras dans le réfectoire. Je vais rejoindre Ventura, il faut que je lui parle de ce qui s’est passé. A tout à l’heure. »
Ils s’éloignèrent tous les deux : l’une pour descendre dans le réfectoire, et l’autre pour rejoindre l’arrière du pont. Je restai seule maîtresse à bord, après Dieu, évidemment ! Ou plutôt, après Aquahé, la déesse-sirène des Lointains. Car c’était sûrement elle qui nous avait tirés de ce si mauvais pas.
* Carguer les voiles consiste à les serrer sur les vergues à l'aide d'un bout appelé "cargue". Cela permet de réduire la voilure, et donc la vitesse.
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