Chapitre XXV (1/2)
Un bon quart d’heure après cet épisode, Rutila et Orcinus me rejoignirent sur le gaillard d’arrière. Elle semblait tendue mais décidée, il semblait nerveux mais solide. La capitaine m’expliqua alors la prochaine manœuvre, d’une voix sonore et affirmée qui ne prêtait à aucune discussion.
Il fallait sectionner l’ensemble des bouts, des drisses, des cargues, des bras mais aussi les restes de la voile d’artimon elle-même, qui étaient brassés par les flots et par le vent, et traînés lamentablement sur le tribord du bateau. Pour ce faire, Orcinus allait monter au mât, muni d’une scie, d’une pince et de tout un attirail indéterminé. Pendant ce temps-là, je devais maintenir la bonne marche du navire, éviter de changer de cap ou d’allure, pour qu’il puisse travailler en relative sécurité… Et surtout, nous devions tous nous montrer particulièrement vigilants face aux risques que des câbles sectionnés, sous une pression extrêmement forte, ne balaient le pont comme des fouets gigantesques, fauchant les hommes et le matériel du bord.
Je n’en menai pas large, inquiète du déroulement des opérations, mais Rutila se plaça près de moi, ce qui me rassura, tandis qu’Orcinus débutait son ascension. Il portait son harnais, mais il ne daigna pas s’attacher à la ligne de vie avant d’arriver sur le minuscule plateau de hune du mât d’artimon. Là, il se sécurisa (ouf !) et entreprit de mener à bien sa mission, sans y perdre un doigt ni toute autre partie de son anatomie. Vu d’en bas, il semblait hyper concentré, ses gestes étaient fermes et précis, tout en souplesse alors que les cordages n’étaient que tension et frémissement sous ses doigts. Il coupa une première fois, puis une deuxième. Son équilibre était de plus en plus précaire, car il devait se pencher de plus en plus pour opérer.
Finalement, quand il ne resta plus qu’un seul point de liaison entre le morceau de mât flottant et le reste du bateau, je dus retenir mon souffle pour forcer mon esprit à ne pas s’affoler. Orcinus était comme un brin de paille flottant entre le vent, les voiles, les vagues… Il semblait infiniment fragile et ce qui devait arriver arriva. J’entendis un bruit de lasso, un sifflement strident, puis un cri sec et le bruit sourd d’une chute. Le mât se détacha de nous, emporté vers le fond par le creux d’un morceau de voile gonflé de ressac, mais affleurant encore à la surface par le pouvoir de flottaison du bois. Le bateau était provisoirement sauvé.
En revanche, Orcinus se balançait comme un poids mort, pendu par son harnais au plateau de hune, pauvre pantin immobile, fiché comme un trophée mal en point sur quelque chose qui ressemblait à un morceau de bois. Rien ne bougeait, à part peut-être les traces de sang sur son bras, son ventre, sa jambe, qui semblaient s’étendre à vue d'œil. J’entendis Rutila s’écrier presque dans mon oreille : « Aïe aïe aïe, non seulement il a pris un gigantesque coup de fouet, mais en plus, il est tombé droit sur un espar ! Il faut que j’aille le chercher. Lumi, je te confie le bateau. Tiens ce cap à tout prix, et maintiens l’allure : nous ne devons surtout pas gîter plus fort, ni changer notre vitesse, jusqu’à ce que je revienne. »
Je sentis le sang quitter mon visage pour foncer vers mon cœur, je devais être blême comme une endive et mes mains tremblaient d’émotion. Mais je tins le choc et restai à mon poste, guidant de la voix les quatre barreurs affolés tandis que la capitaine commençait à son tour l’ascension du mât d’artimon. Une fois en haut, elle rejoignit Orcinus, lui dit quelques mots en examinant ses plaies, puis elle donna quelques ordres brefs et précis à un homme d’équipage, qui courut chercher différents accessoires et les lui apporta rapidement sur le minuscule plateau de hune.
Après une bonne dizaine de minutes d’installation, après un cadrage de la manoeuvre détaillé et impératif donné par la capitaine, Orcinus fut sanglé dans un système de poulies improvisé et, moyennant d’actionner le cabestan, mes hommes réussirent à le faire redescendre de son perchoir, aussi doucement que possible. Rutila, de son côté, rejoignit le pont à la force des bras et le réceptionna avec délicatesse. Elle l’allongea par terre, envoya chercher une couverture et des bandages, et respira de toute la capacité de ses poumons. Puis elle se tourna vers moi et me remercia chaleureusement. Sa voix n’était plus qu’un murmure inquiet.
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