Chapitre XXV (2/2)
Soudain, ce fut une autre catégorie de tempête qui s’abattit sans crier gare sur les épaules éprouvées de notre capitaine. Muraena, oeil de louve et gestes de flamme, fit irruption sur le pont avec une énergie qui démentait son âge vénérable, fonçant droit sur son petit-fils comme une Amazone pourchassant sa proie.
« - Tu es folle, Rutila, de l’avoir envoyé là-haut dans des circonstances pareilles !
- Calme-toi, Muraena… Je n’avais pas d’autre choix.
- Pas d’autre choix ? Combien d’autres gabiers sont capables de monter au mât quand tu en as besoin ?
- Aucun n’est aussi agile et aussi rapide qu’Orcinus, et tu le sais très bien.
- Peut-être, mais ce n’est pas une raison. Il aurait pu mourir ! Lumi n’est pas la seule que nous devons protéger ! Tu ne peux pas exposer Orcinus de cette façon. Tu sais bien que…
- Tais-toi, Muraena. Cela suffit. Tu es bouleversée, je le comprends très bien, mais ce n’est pas une raison pour parler sur ce ton à ta capitaine.
(Muraena obéit et darda sur elle un regard intense et expressif)
- …
- Orcinus, reprit Rutila, comment te sens-tu ?
- Mal… Ma jambe me fait un mal de chien, ma tête bourdonne et mon torse brûle.
- Bon. Nous allons mettre le cap sur l’île-capitale. Je dois parler avec les membres du Grand Conseil de cette attaque que nous avons subie. Une fois que nous serons là-bas, tu resteras à l’hôpital jusqu’à nouvel ordre.
- Quoi ? Mais pourquoi ? Milos va me soigner.
- Milos va te soigner, mais tu auras besoin de te reposer pendant un bon moment.
- Mais…
- Ne discute pas ! Ma parole, Muraena et toi êtes aussi têtus l’un que l’autre !
- …
- Lumi, tu y resteras aussi. D’ailleurs, nous y resterons tous ! Le temps pour le Grand Conseil de parlementer. Et de décider de ce que nous devons faire suite à cette cannonade. Après tout, c’est peut-être ton mari qui nous pourchasse pour se venger ! Personne ne nous avait jamais attaqués jusqu’à présent. Alors il doit bien y avoir une raison…
- Comme tu voudras, Rutila.
- Bien. Muraena, va chercher Milos et rejoins-moi dans ma cabine : je veux t’entretenir en particulier. Lumi, lorsque j’aurai fini, je te relaierai pour finir le quart. Tu as bien mérité un peu de repos ! En attendant, reste avec Orcinus et surtout, veille à ce qu’il ne s’endorme pas. »
Elles s’éloignèrent rapidement, et je m’accroupis tout près d’un Orcinus peu vaillant, mais tout à fait conscient.
« - Dis donc, ta grand-mère a dû avoir sacrément peur pour toi pour oser parler sur ce ton !
- Oui… Je n’avais jamais vu personne s’adresser comme ça à Rutila. Je crois qu'elle n’a pas apprécié !
- Elle comprendra certainement que c’était parce qu’elle avait peur. Moi aussi, j’ai eu peur.
- Pour moi ?
- Evidemment ! La capitaine m’a confié le bateau, et je n’avais pas envie d’avoir ta mort sur la conscience, grand imbécile.
(Une lueur s’alluma dans ses yeux bleus comme la malice.)
- …
- Dis, est-ce qu’il y a des soldats, sur votre île-capitale ?
- C’est aussi ton île-capitale, désormais… Et oui, il y en a quelques-uns, mais pas assez pour faire la guerre à Champarfait.
- Tu crois vraiment que Rotu est derrière tout ça ?
- Qui d’autre ? Tu es sa femme, il cherche à te récupérer.
- Je ne suis plus sa femme ! Et je ne l’ai jamais été. J’ai été sa chose, c’est différent.
(Le regard d’Orcinus devint dur et opaque comme du verre poli.)
- Dans son esprit à lui, tu es toujours sa femme. Il veut te reprendre.
- …
- Pourquoi tenez-vous tant aux liens du mariage, à Champarfait ?
- Je n’en sais rien… Peut-être parce que le premier roi de notre royaume était un enfant illégitime ? D’après la légende, il serait né des amours clandestines d’un chevalier sans tache originaire d’un petit royaume en France, élevé au bord d’un lac par une enchanteresse, et d’une grande reine blonde aux yeux verts, mariée au souverain de Grande-Bretagne et célèbre pour sa beauté dans toutes les contrées de l’époque. Leur enfant a grandi caché avant de traverser les océans, et c’est ainsi qu’il fonda Champarfait. Alors peut-être que ses descendants cherchent à faire oublier ce péché qui pèse sur leur lignée ?
- Peut-être… En tout cas, à verrouiller ainsi la vie de tout un peuple, Rotu et sa famille font payer leurs grands principes très cher et à beaucoup de monde.
- C’est vrai, mais… Orcinus ? Orcinus ! Ne t’endors pas, il ne faut pas. Tu m’entends ? »
Il ferma les paupières, les rouvrit une seconde sans vraiment me voir, puis il s’évanouit.
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