Chapitre XXVI (1/2)

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Nous étions tous infiniment inquiets pour Orcinus. Discret et bon camarade, malgré une petite tendance à la solitude, il était très apprécié à bord et tout le monde passait régulièrement demander de ses nouvelles à Milos. Celui-ci l’avait installé dans l’infirmerie, étendu sur un bon lit, où il le soignait avec beaucoup de dévouement sous le regard farouche et vigilant de Muraena. Elle passait ses nuits allongée près de lui, guettant le moindre mouvement, le moindre souffle, et ses journées à tourner en rond comme une orque dans une cage, murmurant des prières et des incantations dans une langue que personne ne comprenait.

Malgré toute sa pugnacité et son exceptionnelle force de caractère, malgré son port de reine et l’intensité jamais démentie de son esprit, Muraena était infiniment inquiète. Car si Orcinus avait très brièvement repris conscience quand on l’avait transporté à l’infirmerie, il n’avait pas tardé à perdre de nouveau connaissance et pendant plusieurs jours, il n’avait ouvert les yeux que par intermittence. Sa respiration était profonde et cahotique, Milos avait réussi à refermer ses blessures et à recoudre les différentes plaies, mais il avait de l’inquiétude au fond de ses yeux gris. Orcinus avait pris un sacré coup à la tête et Milos, tout en veillant sur lui avec attention et en le nourrissant de soupe de poisson à la petite cuillère dès qu’il ouvrait les yeux, avait toutes les raisons de craindre le pire. Même ses cheveux, qui créaient d’habitude une folle auréole autour de son visage, paraissaient ternes et tristounets.

Ventura passait à l’infirmerie tous les matins avant de prendre son quart. Elle rejoignait le pont pile à l’heure, mais les yeux rougis et l’esprit préoccupé. De mon côté, je préférais y aller plus tard, quand le soleil était couché et que le bateau se préparait pour la nuit, dans ce mélange de silence et d’activité qui était très particulier et qui régnait sur les Lointains dès que nous étions en pleine mer. Orcinus était blanc comme un linge sous le hâle naturel de sa peau. Sa jambe était immobile, couverte de points de suture sombres et sanguinolents. Son ventre se soulevait doucement, il semblait ferme et tendre et dans d’autres circonstances, j’aurais presque aimé y mettre la main pour sentir sa chaleur… Son visage était pâle comme un rayon de lune, strié par l’ombre de son bandeau noir posé sur ses yeux et par quelques mèches de cheveux de jais collées sur son front ou sur ses tempes.

Un jour que je sortais de l’infirmerie, le coeur inquiet et l'oeil éteint, je croisai mon ami Perkinsus, le veilleur, qui m’invita à partager une tisane aux algues sur le pont, le temps de regarder les derniers rayons du couchant et d’apaiser un peu mon esprit désarmé. Il m’écouta longtemps lui parler de mon sentiment de culpabilité, de mon inquiétude, de ce que j’aurais pu ou dû faire autrement pendant ce maudit quart, de mes visites quotidiennes à l’infirmerie pendant lesquelles je me sentais inutile et impuissante. Perkinsus était concentré sur mes paroles, ses yeux bleus comme un matin d’automne me regardaient et peu à peu, un petit sourire se dessinait sur son visage de sage.

« - Il te plaît vraiment bien, hein, Lumi ?

- Arrête, Perkinsus… Ce n’est pas le moment de me taquiner ! Je le connais à peine.

- Bien sûr.

- …

- Et si c’était moi qui étais sur ce lit ?

- Quoi ? Mais, ne sois pas bête, enfin ! Tu es mon ami, Perkinsus. Je serais morte d’inquiétude ! Il ne faut pas dire ce genre de choses, ça porte malheur.

- Alors Orcinus est ton ami ?

- Oui. Enfin, non… Je ne sais pas.

- Ah !

- Quoi, ah ?

- Il y a donc une différence entre Orcinus et moi.
- …

- Quand tu es arrivée parmi nous, c’est lui que Rutila a chargé de s’occuper de toi, non ?

- Oui. Tu le sais très bien.

- Bon. Alors pourquoi on ne vous voit presque plus ensemble ? Vous vous êtes disputés ?

- Non.

- Alors ?

- Rien.

- …

- Enfin, parfois, j’ai l’impression qu’il m’évite.

- Tu as raison, il t’évite.

- Quoi ? Mais comment le sais-tu ?

- Parce qu’il me l’a dit.

- Oh…

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