Chapitre XXXVIII (1/2)

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Je mis une demi-seconde à réaliser. Puis je m’écriai : « Oh ! Tes yeux ! » Il fit un bond, se pencha vers la petite caisse sur laquelle il laissait quelques livres, une chandelle, son harnais… Il attrapa un flacon et mit deux gouttes de son contenu dans chacun de ses yeux. Puis il se releva brusquement, veillant cependant à ne pas me bousculer, enfila un pantalon de toile noire puis se retourna. Il était blanc comme une tunique d’Héliopolis et tendu comme une aussière dans la tempête, mais ses yeux étaient redevenus bleus… Il avait l’air d’un gamin qui venait de perdre son sac de billes ou de trahir le plus grand secret de l’univers.

« - Mais alors tes yeux ne sont pas bleus du tout !

- …

- Orcinus, explique-toi, s’il te plaît.

- Que veux-tu que je dise ? Je mets ce produit tous les matins, et mes yeux deviennent bleus, comme tous les yeux de tous les Lointains.

- Mais tu fais ça depuis quand ?

- Depuis toujours, je crois. Je ne m’en souviens pas.

- Alors c’est pour ça que tu portes tout le temps un bandeau pour dormir ?

- Tout le temps, sauf cette nuit… J’ai oublié ! J’avais quelque chose de plus intéressant en tête, je crois… Et voilà le résultat.

- Je n’en reviens pas…

- …

- Qui est au courant ?

- Personne. Ma grand-mère, Milos… Et toi, maintenant.

- Mais c’est quoi, ce produit ?

- Un mélange de spiruline, de corail bleu et de plancton phosphorescent. Muraena l’a inventé. Elle est un peu guérisseuse… Et Milos le prépare dans le cabinet médical, quand je n’en ai plus.

- Mais pourquoi ?

- Pour gommer les différences. Montrer que je fais partie de la tribu, même si ma grand-mère vient d’ailleurs. Je suis Lointain aux trois-quarts, mais mes yeux sont très différents.

- Et alors ? Tu ne cesses de me dire que chez vous, la différence n’est pas un défaut… Et tu es prêt à te mettre un produit douteux dans les yeux juste pour ressembler à tous les autres ! Quelle absurdité ! Et en plus, tu me mens.

- Mais non… Je ne t’ai pas parlé de ce produit, d’accord, mais je ne t’ai pas menti.

- Et pourquoi dois-tu cacher tes yeux quand Muraena ne cache pas les siens ?

- Je ne sais pas. Cela fait des années que j’ai renoncé à lui poser des questions.

- …

- S’il te plaît, ne me regarde pas comme ça…

- …

- Eh ! Au fait, Lumi… Tu n’as pas classe, ce matin ? »

Je bondis hors du lit, nue et échevelée, et passai en trombe devant lui pour aller m’habiller dans la voilerie. Voilà donc pourquoi Salmus était descendu me chercher ! J’étais en retard…

Je me préparai à la vitesse de l’éclair, Orcinus me regardait sans rien dire depuis l’embrasure de la porte, avec son regard bleu comme un faux-semblant… J’hésitai à foncer en sainte-barbe sans même m’arrêter devant lui, mais je ne résistai pas aux deux points d’interrogation que je lus sur son visage. Je l’embrassai donc, juste assez pour qu’il retrouve son sourire, et je filai en lui disant qu’on en reparlerait plus tard.

Ce fut une journée si étrange, et en même temps si normale, que je n’en gardai aucun souvenir. Je me sentais décalée, en-dehors du réel, mon esprit brassait dans tous les sens le miel de la nuit, le manque de sommeil, la douceur du réveil, mais aussi les doutes et les interrogations qui faisaient une régate dans ma tête, au point de me donner une migraine carabinée. Je réussis tant bien que mal à donner le change devant mes élèves, mais cela me demanda un effort infini. Et lorsque je pus enfin faire résonner la clochette annonçant la fin des cours, j’étais encore plus soulagée qu’eux.

Je me mis en quête de Milos pour lui demander un remède contre le mal de tête, mais il n’était pas au cabinet médical et je n’eus pas la force d’arpenter tout le bateau pour le trouver. Alors je descendis m’allonger un peu. Je dormis longtemps, d’un sommeil moite et agité qui me laissa essorée de toute mon énergie.

Lorsque je repris conscience, la nuit était tombée et tout était sombre autour de moi. J’étais seule dans la voilerie, mais les éclats de voix et de vaisselle qui venaient du pont supérieur m’indiquaient que mes compagnons étaient attablés au réfectoire. J’avais un peu faim, mais je n’avais aucune envie d’affronter toute la troupe et je devais avoir une tête à faire peur ! Je restai donc prudemment à l’abri de mon antre.

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