Chapitre XLIII (1/2)
Quatre jours passèrent, chacun ressemblant exactement au précédent. La vie sur le bateau suivait son rythme immuable, entre l’école le matin, les tâches quotidiennes, la représentation le soir. Je prenais toujours autant de plaisir à enseigner, et mes joyeux élèves me le rendaient bien.
Orcinus dormait à l’infirmerie. Je passais le voir quelques minutes après les cours, ou alors c’était lui qui descendait rapidement dans la voilerie, avant le dîner. Nous n’échangions que quelques mots, quelques nouvelles, une étreinte, une caresse, un baiser… Il se montrait très doux, sans calcul, comme s’il n’était tissé que d’instinct et de simplicité. Il avait recommencé, très doucement, à monter dans les haubans. Ses muscles lui faisaient mal, sa jambe lui semblait un peu lourde, ses réflexes étaient au ralenti… Mais il persévérait, sous la surveillance attentive de Milos et de Rutila. Et il était exténué.
Le soir du quatrième jour, lorsqu’il entra dans la voilerie, je vis tout de suite qu’il était bouleversé. J’étais allongée sur ma paillasse et je lisais, à la lueur de deux chandelles, un roman d’aventures qui parlait de pirates héroïques, de conquêtes exotiques et d’amours contrariées… Orcinus s’assit près de moi et m’attrapa la main. Je posai mon livre, serrai bien fort la chaleur de ses doigts et lui pris le menton doucement pour plonger mes yeux dans les siens. Alors il baissa la nuque, soupira doucement et murmura : « Je ne reste qu’une minute. Milos dit que c’est pour cette nuit. »
Alors je l’attirai vers moi, sur moi, et je le tins serré tout contre moi en lui caressant le dos. Il était chaud et moite, il pesait de tout son poids comme si, juste pour une seconde, il arrêtait de lutter. Puis il prit une grande inspiration, déposa un baiser léger sur mes lèvres et se releva en disant : « Il faut que j’y retourne, maintenant. Bonne nuit… A demain. »
Milos avait raison : lorsque le jour suivant, dès mon réveil, je me rendis à l’infirmerie, l’atmosphère était figée, différente… Et Muraena était partie. Elle reposait sur son lit, mains jointes et paupières closes, vêtue de bleu de mer et parée de tous ses bijoux : un pendentif avec une dent gigantesque (celle d’un requin, peut-être ?), un collier de perles aux reflets d’argent et d’arc-en-ciel, un bracelet de petits coquillages… Elle qui était fille du désert s’apprêtait à rejoindre l’au-delà selon les rites purement maritimes des Lointains qui l’avaient accueillie.
Orcinus était debout auprès d’elle tandis que MIlos le tenait par l’épaule. Ils avaient les yeux humides, soulignés de cernes mauves, et les gestes anesthésiés. Quand il me vit, le médecin s’excusa en disant qu’il devait prévenir les capitaines pour que le bateau prenne la mer immédiatement. Je pris donc sa place auprès d’Orcinus, ne sachant trop que dire face à l’immensité du vide, mais espérant qu’il sentirait tout ce que je n’arrivais pas à exprimer.
« - Je suis désolée, Orci.
- Je sais... Merci.
- …
- Je ne devrais peut-être pas dire cela, mais je suis un peu soulagé. Ce n’était pas une vie, ce qu’elle a enduré ces derniers jours. Même si Milos lui a donné des médicaments pour qu’elle ne souffre pas… Il était inutile que ça dure trop longtemps.
- Oui. Tu as raison.
- …
- Pourquoi doit-on appareiller immédiatement ?
- Parce que nous rendons toujours nos morts à la mer… Mais pas en plein milieu d’un port, évidemment. Alors nous allons nous éloigner de la côte pour la cérémonie.
- Mais nous en avons pour deux jours à démonter le matériel !
- Nous allons tout laisser ici, pour partir immédiatement. Et quand ce sera fini, quand Muraena sera dans les bras d’Aquahé, notre déesse-sirène, alors nous reviendrons. Nous donnerons les quelques représentations qui sont encore prévues à Port-Eden. Puis nous repartirons et nous reprendrons le cours de nos vies.
- …
- …
- Tu veux que je te laisse un peu seul avec elle ?
- Oui… Merci, Lumi.
- De rien. Si tu as besoin de quelque chose, viens me voir, d’accord ? »
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