Chapitre XLV (2/2)
(Lumi) - Euh… Pardon, Orcinus, je crois que je te balance ma peur à la figure.
(Orcinus) - Tu as peur que je te jette ?
- Oui… Parfois.
- Je n’en ai aucune envie, Lumi. Mais arrête de tourner en boucle avec ta légende, s’il te plaît.
- Bon. Tu as raison, ce n’était pas du tout le moment. Je ne t’en parlerai plus. J’attendrai que toi, tu m’en parles.
- Très bien. Maintenant, excuse-moi, je vais aller voir sur le pont si je peux aider à quelque chose, ça me changera les idées. »
Il se leva avec sa souplesse habituelle, malgré une petite raideur résiduelle dans la jambe. Le lit me parut soudain trop grand, trop dur, trop terne… Il mit deux gouttes dans chacun de ses yeux qui redevinrent bleus comme les mers du Nord. Puis il ramassa ses vêtements de la veille, couvrit vaguement les parties les plus intimes de son anatomie et rejoignit sa cabine, juste à l’entrée de la voilerie. Il laissa tout ouvert, j’entendis le clapotis de l’eau quand il fit sa toilette et le frottement du tissu quand il s’habilla. Puis il ressortit, tunique rouge et cernes grises, me glissa un petit sourire et un aimable « Bonne journée ! » depuis l’embrasure de la porte et partit d’un pas fatigué, mais décidé.
Je lus d’abord un peu, profitant de ma première demi-journée sans travailler depuis que j’avais rejoint le bord. Puis j’entendis des éclats de voix et des bruits sourds, montrant que l’activité reprenait ses droits. Je montai à mon tour sur le pont, et je vis que presque toute la troupe était à pied d'œuvre : l’inactivité, manifestement, était une notion bien étrangère aux Lointains ! Car ils étaient là, occupés à charrier des caisses de matériel, à nettoyer le pont à grandes eaux et à lover les bouts qui en avaient besoin. Ils étaient réglés comme une marée à l’équinoxe et s’entendaient avec cette complémentarité fluide qui était leur marque de fabrique.
Orcinus était là, en tailleur à la bordure du quai, entouré de présence et de bienveillance. Autour de lui, Rutila étudiait une carte marine déployée sur le sol, Salmus grondait deux enfants qui regardaient leurs pieds, Alexandrius griffonnait un parchemin assis au soleil, Perkinsus et Tempetus discutaient en tenant à bout de bras une caisse de victuailles qu’ils s’apprêtaient à monter à bord… Aurata, notre doyenne, bavardait à l’ombre de la billetterie en compagnie d’une adolescente qui devait être sa petite-fille et Milos, malgré la tristesse profonde qui se lisait dans son regard, soignait avec beaucoup de gentillesse un bobo sur le genou d’un petit garçon qui retenait ses larmes.
Ventura était assise au bord du quai, les pieds dans le vide et les yeux tournés vers Orcinus. Il regardait dans le vague, face au bateau qu’il ne semblait pas voir. Elle parlait à voix basse, il écoutait en silence. Entre eux, à même le sol, étaient posées deux tasses en céramique noire et une assiette bien entamée de bouchées de poisson aux épices et aux crevettes. Comme toujours, je fus gênée par leur complicité moelleuse, leur complémentarité naturelle, leur aisance gestuelle.
Ils étaient tous réunis, concentrés sur leurs tâches si essentielles pour le bien-être de la tribu. Leurs habitudes venaient de loin, à travers les âges, à travers les milles, et pourtant il émanait d’eux une impression très forte de proximité et d’universalité. Existait-il, quelque part sur Terre, un autre peuple qui soit autant en phase avec la Nature, avec les éléments, avec l’humanité ? Rien n’était moins sûr. Et même si je n’avais rien à leur reprocher, même s’ils s’étaient tous montrés accueillants à mon égard, même si j’étais protégée par mon statut de réfugiée, quelque chose en moi continuait à croire que je ne faisais pas tout à fait partie de leur monde.
Même Orcinus, tout à sa discussion avec sa jolie camarade, ne semblait pas me voir. Cela me pinça le coeur, et puisqu’il n’y avait jamais école l’après-midi, je fis un bref passage en cambuse pour attraper un bol de soupe de crabe au paprika et une part de gâteau d’algues, et je me réfugiai entre les bras accueillants de ma paillasse, à l’ombre de la cale.
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