Chapitre XLVI (1/2)
Le soleil était déjà assez bas sur l’horizon quand on frappa à ma porte. Je sursautai, essayant d’ignorer la petite voix dans ma tête qui espérait que c’était mon voisin de chambre. La porte s’entrouvrit et je vis apparaître le visage fin et filou de Perkinsus, avec sa peau de pain grillé et ses yeux de bleuets.
« - Lumi, nous sortons boire un verre. Veux-tu te joindre à nous ?
- “Nous” ?
- Tempetus, Alexandrius et moi. Trois hommes pour toi toute seule, tu ne peux pas dire non ! Allez, viens… Tempetus a perdu un pari, la première tournée est pour lui ! Et justement, il se trouve que les gens de ce pays si sec font pourtant une bière délicieuse à base de houblon rouge et d’herbes du désert.
- Quel pari ?
- Le dernier qui finit sa bière a perdu.
- Mais vous n’avez pas encore commencé à boire ! Comment Tempetus peut-il avoir perdu ?
- Tout le monde sait qu’il perdra. Il perd toujours…
- Pauvre Tempetus ! Je vais venir, uniquement pour ne pas le laisser seul face à l’adversité.
- Adversité, toi-même ! Rendez-vous à la coupée dans cinq minutes. »
Un quart d’heure plus tard, nous étions attablés en terrasse, à quelques centaines de mètres du port, dans une petite taverne très chaleureuse, pleine de marins rieurs et de jeunes gens bruyants. La nuit était éclairée par une lune pleine et rousse, assortie aux flammes joyeusement mouvantes qui jaillissaient des torches disposées au centre de chaque table. La bière était délicieuse, très fraîche, avec des saveurs douces-amères très originales.
Nous discutâmes longuement. Tempetus, contraint et forcé, offrit en effet la première tournée, qui fut suivie d’une seconde proposée par Alexandrius, puis d’une troisième à mes frais. Lorsque Perkinsus passa commande pour la quatrième, nous étions très gais, très niais, nous parlions un peu trop fort et la nuit était bien avancée. La conversation dériva vers notre prochaine traversée, le succès de la nouvelle pièce de théâtre, les dernières rumeurs du bord, et le décès de Muraena.
« - C’était une femme extraordinaire, murmura Tempetus. Discrète, intelligente. Avec une sorte de sagesse exotique, un peu mystique, un peu métaphysique.
- Oui, rebondit Alexandrius. Même si elle m’a toujours fait une impression étrange… Elle vivait avec nous depuis près de vingt ans, mais elle n’a jamais cessé de m’impressionner. Elle avait une présence intense, magnétique. Profonde.
- Et son petit-fils a hérité de son charisme, constata Perkinsus. N’est-ce pas, Lumi ?
- Euh…
- Tu avances en affaires, avec lui ? insista-t-il pesamment. Ou bien c’est peut-être lui qui avance en affaires avec toi ?
- Perkinsus, arrête. Ça ne te regarde pas du tout ! Et puis, tu te fais des idées.
- Inutile de mentir, reprit Alexandrius. Nous avons été jeunes avant vous… Nous aussi, nous avons essayé de nous cacher ! Mais c’est impossible, sur un bateau. Tout se sait toujours. Et puis, je vous connais tous les deux. Je ne suis pas dupe de vos airs innocents.
- …
- Alors, Lumi ? intervint Tempetus, rompant sa discrétion habituelle.
- Qu’est-ce que vous pouvez être agaçants, parfois ! Mais, bon, peut-être, oui.
- Tant mieux ! exulta Alexandrius. Tu as donc un professeur particulier pour apprendre le Lointain. Je vais enfin pouvoir à nouveau disposer de mon temps libre comme je le souhaite.
- Tsss, tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça ! D’ailleurs, Orcinus ne me parle qu’en champarfaitois.
- Blague à part, reprit mon professeur, en vrai, tu n’as plus besoin de cours, Lumi. Regarde, ça fait des heures que nous discutons. Nous parlons vite, dans tous les sens, il y a du bruit autour de nous, et pourtant tu ne nous as pas fait répéter une seule fois.
- C’est vrai ! soutint Perkinsus en parlant beaucoup plus fort que nécessaire. Demande à ton cher et tendre de te parler Lointain et dans trois mois, tu t’exprimeras aussi facilement que nous.
- Orcinus semble surtout très occupé à parler Lointain avec Ventura.
- Ah, mademoiselle est jalouse ? s’enquit Perkinsus sans plus de discrétion qu’auparavant.
- …
(Je rougis sans répondre)
Annotations
Versions