Chapitre XLVI (2/2)

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- Lumi, intervint Tempetus de sa voix grave et posée, Ventura est de l’histoire ancienne.

- Et comment le sais-tu ?

- Tout le monde le sait ! Le bateau est petit… Si on veut papillonner, mieux vaut ne pas être Lointain ! Orcinus et Ventura ont eu une amourette quand ils étaient adolescents. Nous l’avons tous vu, et nous y avons tous cru, parce que même si nos coutumes veulent plutôt que l’on se marie en-dehors de sa troupe, nous ne les trouvions pas trop mal assortis… Mais c’est fini depuis longtemps. Aujourd’hui, ils s’entendent bien, ils se connaissent par cœur, ils partagent l’amour des mots et de la mer comme presque tout le monde à bord ! Mais c’est tout.

- N’es-tu pas un peu naïf, Tempetus ? Tout le monde n’a pas ta droiture… Et Ventura passe quand même beaucoup de temps avec Orcinus, pour discuter de ceci ou cela, pour répéter son texte pour le théâtre, pour lui demander son avis sur tout et n’importe quoi…

- En admettant que tu dises vrai, balbutia Perkinsus entre deux gorgées de bière, cela montre que Ventura espère encore. Pas qu’Orcinus partage ses sentiments.

- …

- Tu sais, Lumi, dit Alexandrius, je crois que tu devrais essayer de lui faire confiance.

- Je n’y arrive pas. Pas complètement.

- Mais tu ne peux pas lui en vouloir dès qu’une fille lui adresse la parole, quand même !

- Oh non ! Seulement quand la fille est jeune, jolie et sympathique…

- Bon, sourit Tempetus, notre ami Orcinus va devoir s’entourer de vieux laiderons acariâtres s’il ne veut pas se faire tirer les oreilles tous les soirs !

- Voilà. Ce serait parfait ! glissai-je en ne plaisantant qu’à moitié.

- Mais, reprit Perkinsus, pourquoi as-tu si peur ? Je veux dire, un peu, c’est normal, quand on tient à quelqu’un… Mais toi, on sent que ça te blesse vraiment. Pourquoi ?

- Je ne sais pas trop… Peut-être parce que le mal, dans ma vie, est venu de quelqu’un en qui j’avais confiance ?

- Ah ! cria presque Perkinsus. Je comprends. Tu règles le problème en ne faisant plus confiance à personne.

- Mais si… Tu exagères.

- Pas aux hommes, alors ? hasarda Tempetus.

- Si, regarde : j’ai confiance en vous trois.

- Parce que nous sommes trois vieux gâteux largement périmés.

- N’importe quoi ! Vous êtes très beaux, tous les trois. D’ailleurs, tous les Lointains sont magnifiques, à mon avis.

- Sûrement des critères champarfaitois… ironisa Alexandrius. Mais ce n’est pas le sujet. Moi, j’ai l’habitude d’étudier les sentiments humains, pour écrire des contes et des chansons. Et je pense que si tu n’as pas confiance en Orcinus, c’est parce que tu tiens à lui. Tu n’as plus du tout confiance en toi, en ton propre jugement, alors tu t’imagines que tu vas, de nouveau, choisir une mauvaise personne qui te trompera ou te fera du mal.

- Je ne sais pas, répondis-je honnêtement. En tout cas, j’ai bien fait de venir ! Seule face à vous trois, c’est ma fête.

- Lumi, reprit Alexandrius à voix si basse que nous l’entendions à peine, je suis assez vieux pour te dire ceci. Tu es une fille courageuse, bienveillante, intelligente, drôle… Et en plus, tu es très jolie, même si visiblement aucun homme de ton pays n’a été fichu de te l’apprendre. Alors Orcinus ne peut que s’estimer heureux si tes beaux yeux se sont arrêtés sur lui. Et vu les sourires qu’il t’envoie d’un bout à l’autre du navire, j’ai l’impression qu’il le sait. Mais s’il se comporte mal, et comme il n’a plus ni père ni grand-mère pour lui botter les fesses, viens me le dire ! Je te jure que je m'en occuperai. Même s’il faut monter tout en haut du grand-mât pour l’attraper. »

Alexandrius était tellement ivre que ses mots s’entrechoquaient à chaque syllabe. Il articulait très lentement, paraissant se concentrer intensément pour construire ses phrases, comme si les mots lui échappaient. Lui, un conteur ! Nous éclatâmes tous de rire, faisant se retourner les hôtes des autres tables, ce qui nous valut une dernière tournée offerte par un groupe de marchands locaux qui, d’après ce que comprîmes à grand renfort de gestes, fêtaient ce soir-là un anniversaire.

Nous rentrâmes donc au milieu de la nuit, tenant à peine debout, faisant de vains efforts pour ne pas faire de bruit… Les ténèbres étaient mystérieuses et enveloppantes, nous étions gais comme des pinsons euphoriques et légers comme des éléphants boulimiques. Nous eûmes toutes les peines du monde à franchir la passerelle de coupée sans perdre notre dignité, sous les encouragements sarcastiques du veilleur de nuit. Les garçons se dirigèrent droit vers l’infirmerie, jugeant plus prudent, d’une part, de ne pas tenter de regagner leurs bateaux-lits, et d’autre part, de rester à portée de voix de Milos au cas où ils auraient besoin d’un remède contre les libations excessives… Et lorsque enfin, épuisée, je m’allongeai sur ma paillasse, le monde tournait sous mes paupières à une vitesse de vingt-cinq nœuds au moins.

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