Chapitre XLIX (1/2)

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Une semaine après cet échange de déclarations qui n’en était pas un (et la nuit intense et douce qui s’ensuivit…), nous quittâmes Port-Eden pour voguer vers de nouvelles aventures. Comme toujours lorsque nous prenions la mer, l’équipage vibrait d’une agitation sourde, impatiente, qui résonnait jusque dans les voiles et sur les haubans. Le temps était beau, un vent joyeux et chaud nous entraînait gentiment vers le large, j’étais à mon poste sur le pont et les manœuvres s’enchaînaient avec célérité. Nous établîmes les voiles les unes après les autres, et le bateau prenait de la vitesse comme un destrier auquel on lâcherait peu à peu la bride. Seuls Milos et Orcinus, accoudés au bastingage, restaient en retrait de l'effervescence générale, regardant s’éloigner, puis disparaître, cette civilisation si étrangère qui avait vu naître et mourir Muraena.

Deux ans passèrent comme le souffle de l’été sur des dunes asséchées. Les Lointains voguaient de représentation en représentation, de tempêtes en pétole et de ville en ville, m’emmenant partout dans leurs bagages. La vie nous faisait grandir, avec son lot de naissances, de décès et d’enseignements. Notre maître voilier grimpait à nouveau tout en haut des mâts pour un oui ou pour un non, nous n’avions subi aucune nouvelle attaque et je parlais désormais le Lointain sans accent, ou presque.

Orcinus et moi dormions ensemble tous les soirs, tantôt en voilerie, tantôt dans sa cabine-placard. Ses blessures n’étaient plus qu’un mauvais souvenir, et à part quelques cicatrices sur lesquelles s’attardaient parfois mes caresses, il n’en restait rien. Nous nous aimions au su et au vu de tous, et même si Perkinsus m’avait gratifiée d’un sourire indulgent mais légèrement moqueur, personne n’avait fait de commentaire lorsque nous avions cessé de nous cacher.

J’avais encore des doutes, parfois, ainsi que des cauchemars, surtout quand Orcinus était de quart et que je dormais seule. Mais j’avais appris à lui en parler. Parfois, cela le faisait sourire. D’autres fois, cela l’inquiétait, parce qu’il se sentait impuissant devant la force et l’indélébilité de mes vieux souvenirs. Alors pour le rassurer, je m’accrochais à sa main et je faisais de mon mieux pour reprendre le dessus.

Orcinus était d’une fluidité et d’un naturel absolus, comme s’il ne faisait qu’un avec les océans au rythme desquels il vivait depuis toujours. L’eau salée semblait couler dans ses veines, malgré son quart de sang du grand Sud ! Il ressemblait tellement aux autres Lointains… Même s’il était plus beau que les autres, évidemment. Et même si, lorsque nous restions quelques semaines à Héliopolis ou à Port-Eden, il brunissait bien plus que tout le reste du bord. Je ne le voyais jamais autrement qu’avec ses incroyables yeux azur, les mêmes que ceux de ses compatriotes. A chaque réveil, il tendait le bras pour attraper sa potion et quelques gouttes plus tard, il ouvrait sur moi un regard profond et intense comme la haute mer.

Il était simple, doux, droit. Son corps était ferme et réconfortant tout au long de mes nuits et son sourire franc et généreux rythmait malicieusement mes jours. Il prenait les choses comme elles venaient, quand elles venaient, sans s’embarrasser de questionnements inutiles. Moi qui avais longtemps vécu dans les livres, à philosopher au fil des mots écrits par des auteurs disparus depuis longtemps, j’apprenais à ses côtés à vivre au jour le jour, selon l’humeur de la nature, du vent ou de la marée.

Je l’aimais. Je l’aimais comme j’aurais décidé, un beau matin, de grandir dans la lumière plutôt que de stagner dans le noir. Je ne le lui disais pas souvent (en tout cas, beaucoup moins que lui !) mais je le vivais tous les jours avec bonheur et avec plaisir, sans serment ni bague au doigt, comme si je pouvais le choisir à nouveau, chaque matin à mon lever et chaque soir en m’allongeant contre lui.

Milos, lui aussi, avait doucement repris le dessus. Il veillait sur chaque blessé, chaque malade, avec science et bienveillance. Il nous regardait vivre, Orcinus et moi, comme si nous écrivions à nous deux quelque chose de son avenir à lui. Quelque chose dont il semblait fier, et qui me rappelait parfois le regard que mon père avait posé sur mon enfance. De temps en temps, Milos me parlait de son métier, de sa jeunesse, de son peuple, et c’était comme si ma mère me murmurait de nouveau à l’oreille. Comme si la vie, à défaut de lui permettre, à elle, de me transmettre son histoire et sa culture, avait mandaté quelqu’un d’autre pour le faire.

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