Chapitre XLIX (2/2)
Seules nos escales à Champarfait faisaient monter en moi des inquiétudes sourdes, visqueuses, menaçantes. J’avais suggéré à Rutila de ne plus nous y arrêter… Mais elle avait refusé net. D’une part, parce que les tournées maritimes des Lointains empruntaient les mêmes routes depuis la nuit des temps. Et d’autre part, parce que modifier l’itinéraire de notre seul bateau risquait justement d’attirer l’attention sur nous.
Quand nous passions dans mon pays natal, longeant les côtes ou remontant les rivières, je restais cachée à fond de cale pendant des jours et des jours. Salmus tentait de me rassurer, en me disant que les bateaux Lointains étaient inviolables, que nul ne montait jamais à bord, que ce n’était pas pour rien que nous bâtissions une scène sur le quai au lieu de jouer directement à l’intérieur… Le navire était notre refuge, notre maison, notre château-fort, personne n’y pénétrait jamais ! Mais mon esprit ne cessait de penser qu’il suffirait d’une fois.
Pourtant, je mourais d’envie d’avoir des nouvelles de mon père et de mes sœurs. La rumeur publique, par le biais des bavardages de nos spectateurs, m’avait appris que Rotu et la reine régente se portaient à merveille, même s’ils avaient pris des mesures plus impopulaires les unes que les autres ! Les Champarfaitois ne les aimaient guère… Mais personne ne partageait jamais de nouvelles ou d'opinions sur le précepteur de la famille royale, dont le rang ne justifiait pas que l’on s’intéresse à lui. Et je ne savais même pas s’il était en bonne santé. Si Ruti l’avait fait grand-père. Si Suni avait un amoureux digne de ses facéties enfantines.
Et petit à petit, au fil de ces deux années, je commençai à avoir moins peur. Après tout, l’attaque navale que nous avions subie n’avait été suivie d’aucune autre. Et si ç’avait été une fausse alerte ? Finalement, peut-être que Rotu n’avait rien à voir avec cet épisode… D’ailleurs, comment aurait-il su, dès le premier essai, sur quel navire je me trouvais ?
C’est ainsi que j’échafaudai doucement le projet de retourner voir mon père… Une idée certes folle, mais sacrément fixe ! Car une fois qu’elle m’eut traversé l’esprit, rien ne put l’en déloger, pas même les objections fermes et éloquentes d’Orcinus, qui semblait convaincu que j’allais me jeter dans la gueule du loup. Il râla, supplia, argumenta, tempéta, bouda. Mais rien n’y fit. Il décréta alors qu’il m’accompagnerait, ce que je refusai catégoriquement.
Il finit par baisser les bras, avec un contrecœur évident, et j’en profitai pour lui demander de m’aider à élaborer mon plan de bataille. Après tout, il avait l’habitude d’écrire des grandes scènes d’action !
Je devais agir avec stratégie et discrétion. Et pour que nul ne s’aperçoive de mon absence, il me faudrait impérativement partir après la classe, en milieu de journée, et être de retour avant la reprise des cours, le lendemain matin. Mais le plus difficile serait de passer inaperçue… Mon mariage avait occasionné la parution de nombreux portraits et gravures à mon effigie et à celle du prince. Et de nombreux courtisans et nobles du château connaissaient mon visage et le gris-vert de mon regard. Malgré la couleur inhabituelle de mes yeux, malgré mes vêtements parfaitement Lointains, il était très facile de voir que j’étais originaire de Champarfait.
Ce fut Orcinus qui eut l’idée. Un soir, alors que nous discutions une nouvelle fois de mon escapade, il alla dans sa cabine et revint avec une toute petite fiole à la main. Il me la tendit en soupirant, accrochant au passage ses doigts dans les miens.
« - Tiens, Lumi. Une goutte dans chaque œil, et nul ne risquera de reconnaître ton regard… Mais ne dis rien à Milos, il me tuerait s’il savait que je joue aux apprentis sorciers avec ce produit.
- Oh… Tu as raison, cela pourrait m’aider. Mais si mon père me voit avec les yeux bleus, il va croire à un sortilège. L’effet dure combien de temps ?
- Quatre à six heures. Tu en mets juste après avoir quitté le bateau, tu caches tes cheveux sous un châle et tu montes au château comme une Lointaine lambda. Puis tu attends que l’effet disparaisse, tu vas voir ton père… Et au retour, tu recommences. Mais sois prudente : personne ne doit savoir que ce produit existe, ni à Champarfait, ni sur le bateau. Emporte un miroir… Et reviens vite, Lumi : je ne peux pas t’empêcher d’y aller, mais je ne suis pas tranquille. »
Annotations
Versions