Chapitre L (1/3)
Le lendemain, une heure après avoir rendu leur liberté à mes adorables petits écoliers, je mis quelques victuailles dans un léger baluchon et je me faufilai en douce en-dehors du bateau tandis qu’Orcinus, perché sur les haubans de l’autre côté du navire, détournait l’attention du veilleur de coupée pendant quelques minutes. Une fois sur le quai complètement désert, je me cachai derrière un amas de pierres pour mettre une goutte de produit magique dans chacun de mes yeux et cacher mes cheveux clairs sous un fichu rouge. Puis je vérifiai impatiemment, munie d’un miroir minuscule, que mon regard avait changé de couleur.
Cela ne prit qu’une seconde, et je restai brièvement assez interloquée en me découvrant ainsi, avec de l’océan au fond des yeux, mais aussi avec ma silhouette plus élancée, plus sportive, et mes gestes légèrement chaloupés. Décidément, j’étais tout-à-fait crédible en Lointaine venant visiter le château !
Je me dirigeai vers la porte Sud, celle que j’avais franchie en sens inverse quelques années plus tôt, celle par laquelle passaient tous les marchands et saltimbanques qui apportaient leurs produits, leurs services ou leurs talents à la noblesse de Champarfait. Je marchais d’un pas un peu hésitant, craignant à chaque seconde de croiser quelqu’un que je connaissais. Puis je réalisai que je ne risquais rien, tant que j’étais dans les espaces réservés au petit peuple, puisque toutes les personnes que j’avais pu côtoyer dans ma vie antérieure appartenaient plutôt aux classes supérieures et ne daigneraient jamais emprunter ce chemin !
Je commençai donc d’un pas plus assuré l’interminable ascension qui devait me mener au palais, le long de cette route en colimaçon qui n’en finissait jamais. Quel sentiment de supériorité avait pu dicter l’invention d’une architecture pareille ? Je n’avais jamais réalisé, pendant les années que j’avais passées dans mon pays natal, à quel point le visage de la cité reflétait l’organisation inégale de la société dans son ensemble. C’était comme si je revenais dans un lieu qui était l’exact opposé des Lointains et de notre bateau sur lequel tout le monde était traité à la même enseigne. Comme si, quelque part, j’appartenais déjà bien plus à ce nouveau monde qu’à mes souvenirs de jeunesse et à la ville qui m’avait vue grandir.
Lorsque je pénétrai pour de bon dans le palais, mon coeur battait à mille à l’heure et je n’osais plus lever le nez, gardant le visage tourné vers le sol pour ne surtout pas attirer l’attention et risquer que l’on me reconnaisse... Je me glissai ainsi, à petits pas de plume, d’un couloir à l’autre, d’une antichambre à un boudoir désert, avant d’atteindre enfin, tout au bout du palais, l’entrée de l’appartement familial. Je vérifiai la couleur de mes yeux dans le miroir : j’étais encore parfaitement Lointaine... Et si mon père me voyait ainsi, il allait avoir une crise cardiaque ! Je me cachai donc derrière un énorme fauteuil, et tout en attendant que les effets du produit disparaissent, je guettai les allers et venues.
Lorsque la porte s’ouvrit, je fis un bond, heureusement sans me trahir ! Mais je faillis laisser échapper un cri en voyant ma soeur Ruti, silhouette adolescente et ventre gigantesque, passer à seulement quelques mètres de moi d’un pas alourdi. Elle avait un peu grandi, mais elle restait gracile comme une enfant sage, et ses formes de femme enceinte avaient quelque chose d’incongru et presque douloureux. Elle portait une robe verte très ample, très champarfaitoise, avec une expression sereine comme un devoir accompli. Elle passa comme un orage au printemps et je dus faire appel à toute ma volonté, mais aussi à mon instinct de conservation, pour ne pas lui sauter au cou.
Quand enfin, mes yeux retrouvèrent leur teinte naturelle, le jour commençait à tomber et les ombres s’allongeaient doucement tout autour de moi. Je pris une grande inspiration, tendis l’oreille pour m’assurer que personne n’approchait, et me dirigeai d’un pas ferme vers la porte de l’appartement de mon père.
Je me trouvai immédiatement face à lui, sourcil interrogateur et cernes grises, debout dans un silence que seuls troublaient mes souliers lorsqu’ils se posaient sur le froid de la pierre. Il me regarda sans rien dire pendant une seconde, j’ôtai mon foulard et je l’entendis murmurer : « Dieux du ciel ! Lumi ! » Alors je me précipitai vers lui et je retrouvai, au creux de ses bras, ma place de toute petite fille. Il nous fallut cinq bonnes minutes, le temps de nous regarder mutuellement, de nous observer, de nous ressentir, pour nous ressaisir et être capables de parler de nouveau.
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