Chapitre LIII (1/2)
L’un comme l’autre se rappelèrent pourtant à mon bon souvenir, pas plus tard que le soir même. Je n’avais pas du tout sommeil, puisque Orcinus et moi avions dormi une partie de l’après-midi (et plus car affinités…).
La nuit s’apprêtait à tomber, les spectateurs se pressaient à la billetterie avant de s’asseoir face à la scène tandis que je restais prudemment cachée dans le réfectoire, non sans vider au passage quelques verres de liqueur d’anémone avec Salmus et Perkinsus… Nous passions une soirée amicale et gentiment remuante, échangeant opinions et anecdotes avec autant de bonne humeur que de conviction.
Lorsque Rutila fit son apparition pour m’informer qu’un homme d’un certain âge avait demandé à me voir, j’avais donc l’esprit joyeux comme une bulle de savon. Je descendis rapidement sur le quai. Et je découvris mon père, emmitouflé dans un manteau couleur sapin qui lui cachait presque tout le visage, assis dans l’ombre au pied de la passerelle. Je faillis m’étouffer de surprise, mais je déposai en silence un baiser sur sa joue. Puis je lui pris la main et l’attirai sur le pont de batterie, heureuse de le voir mais anxieuse au-delà des mots.
« - Père, je suis bien contente de t’accueillir !
- Merci, ma chère enfant. Le délai de trois jours n’est pas encore écoulé. Mais je n’ai pas voulu te laisser repartir comme ça… Quand même, je n’en reviens pas que tu vives ici ! En d’autres circonstances, je te demanderais de me faire visiter les lieux. Monter à bord d’un voilier Lointain, c’est une expérience inédite. Mais ce n’est pas le sujet, évidemment.
- Tu voulais me parler ?
- Oui, Lumi.
- Es-tu venu me dire que tu me crois, Père ? Que tu vas me défendre et annuler cet horrible mariage ?
- Oui et non.
- Je ne comprends pas.
- Je suis venu te dire que je te crois, ma fille, mais que je ne peux rien faire.
- Comment cela ?
- La reine…
- Elle te fait peur ?
- Oui. Et surtout, elle me tient, comme elle tient tous les autres. Son pouvoir est infini. Et elle me fait confiance. Je siège au conseil de régence, comme tu le sais. Si je me dresse contre elle, si je dis un seul mot contre Rotu…
- Oh… Alors tu préfères me perdre, me laisser partir, plutôt que d’affronter tout cela ?
- Mon enfant chérie…
- …
- Es-tu heureuse, ici ? Sur ce bateau, avec ce peuple ?
- Eh bien… Je crois, oui. Je suis libre. Je suis amoureuse. Et j’aime ce que je fais.
- Tu es amoureuse ?
- Oui, Père.
- …
- Vas-tu me dire que ce n’est pas bien, parce que je suis la femme d’un autre ?
- Non. Je ne vais pas te le dire, puisque tu le sais… Aimer un homme sans être mariée, à Champarfait, c’est une honte ! Mais j’ai suffisamment étudié la civilisation Lointaine pour savoir que chez eux, c’est différent. Et honnêtement, je n’ai moi-même pas toujours respecté cette morale rigide et arrogante… Tu en es d’ailleurs la preuve vivante ! Je n’ai vraiment aucune leçon à donner. Moi aussi, j’ai aimé quelqu’un d’un autre peuple. Et par amour pour elle, j’ai bravé beaucoup de choses.
- Tu le regrettes aujourd’hui ?
- Pas une seconde. Ne serait-ce que parce que c’est de mon histoire avec ta mère que vous êtes nées, Suni, Ruti et toi.
- …
- Mais les circonstances étaient différentes. D’abord, parce que je suis un homme. Et même si c’est injuste, certaines choses sont reprochées plus amèrement à une femme qu’à un homme. Ensuite, parce que quand j’ai décidé de vivre avec Amorga, envers et contre tout le monde, je n’étais pas marié. Et encore moins avec un membre de la famille royale.
- Si Rotu s’était bien conduit envers moi, nous n’en serions pas là. C’est à cause de lui que je suis partie. A cause des coups. A cause des violences.
- Tu me l’as dit, oui. Et maintenant que j’ai regardé les choses en face, je te crois sans réserve. Il a toujours été cruel. Et je ne voulais pas de ce mariage. Je n’ai pas eu le choix, mais je regrette mon impuissance, crois-moi !
- Merci, Père. C’est important pour moi, de savoir que tu me crois.
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