Chapitre LIV (1/2)

4 minutes de lecture

Je passai une nuit épouvantable, malgré la mignonne proposition d’Orcinus dont l’épaule était un oreiller tout à fait adorable. Je me réveillai un peu tristoune, un peu chafouine, perdue dans mes pensées aigrelettes et dans mes idées noires. J’avais la sensation étrange, glaçante, de devoir enterrer mon père et mes deux sœurs alors qu’ils étaient tous les trois bien en vie… C’était un sentiment très sourd, très lourd, comme une blessure inattendue sous un soleil de plomb.


Heureusement, je n’eus pas beaucoup le loisir de ruminer mes humeurs. Rutila avait ordonné à l’ensemble de l’équipage de préparer le bateau pour que nous puissions reprendre la mer rapidement. Il fallut donc, comme d’habitude, porter des cartons de vivres et de matériel, vérifier le gréement, nettoyer le pont, démonter le théâtre… Tout le monde aidait tout le monde, chacun s’apostrophait de la poupe à la proue tout en mettant la main à la pâte partout où cela s’avérait nécessaire, sous la double supervision de Rutila, qui préparait la navigation, et de Salmus, qui veillait à clore cette escale dans les règles de l’art. Quant à moi, j’étais plus que ravie de quitter Champarfait : l’atmosphère me brûlait les poumons et je ne rêvais que de partir loin, très loin, pour mettre un maximum de distance entre ma nouvelle vie et ma terre natale.


Il nous fallut près de deux semaines pour atteindre Port-Eden, notre escale suivante. Nous navigâmes dans des eaux étonnamment tièdes, peuplées de vents tropicaux et de nuages noirs qui nous arrosaient sans ménagement à grands coups de pluie chaude et de vents déchaînés. A peine dix minutes après une averse, nous étions à nouveau secs, car l’air était brûlant et agité comme un enfant jouant dans le soleil.


Nous commencions à avoir nos petites habitudes dans le grand Sud, qui était devenu une escale non pas fréquente, mais régulière. Les marchands nous apportaient des fruits secs et du bois épicé, tandis que la population se pressait joyeusement, et de plus en plus nombreuse, dans la file d’attente de la billetterie. A défaut d’avoir des acteurs maîtrisant la langue, Alexandrius et Orcinus avaient imaginé des histoires tout en mime et en onomatopées, tantôt gaies, tantôt tristes, que les locaux semblaient apprécier. Et à chaque fois que nous revenions dans ces eaux encore peu connues du reste du monde, Rutila et Tempetus, armés d’un sextant, d’un parchemin et d’autres instruments étranges et complexes, en profitaient pour cartographier les côtes et les fonds marins. Au point que, parfois, nous frôlions d’un peu trop près quelques rochers à fleur d’eau, ce qui m’avait donné des sueurs froides à plusieurs reprises.


Le soir de notre arrivée, alors qu’Orcinus et moi nous promenions un peu sur le port pour nous dégourdir les jambes et profiter de la tiédeur de la nuit, j’avisai la base de son cou, nue et brune, et lui demandai s’il avait pu réparer le collier que ma petite soeur avait cassé. Il me répondit que non, qu’il attendait justement d’être à Héliopolis ou à Port-Eden pour trouver une lanière de cuir et le donner à réparer à un artisan. Et que, puisque nous étions là, il s’en occuperait le lendemain.


Ce qu’il fit dès l’aube, partant à grandes enjambées vers les échoppes du centre-ville où il pensait trouver son bonheur, ou du moins, le savoir-faire dont il avait besoin. Quand il revint deux heures plus tard, il arborait à la fois sa dent d’orque et une drôle de tête. Il était blanc, nerveux, fuyant, et même s’il s’arrêta un quart de seconde à ma hauteur, sur le pont de batterie, le temps de déposer un baiser minuscule sur mes lèvres, il semblait n’avoir qu’une envie : être seul.


Je le laissai s’éloigner sans lui poser de questions, jugeant que ce n’était ni l’endroit ni le moment de l’interroger… Il passa la journée tout seul dans la voilerie, à ruminer ses pensées et à raccommoder une brigantine qui avait souffert pendant notre traversée entre Champarfait et Port-Eden. En fin d’après-midi, tout l’équipage se retrouva dans le réfectoire. Nous étions heureux d’avoir fini le montage de la scène et le nettoyage du pont, et ravis de profiter de quelques jours d’escale sous le soleil de cette petite cité à l’exotisme poétique et infiniment calme. A l’inverse, le dîner des Lointains était toujours très joyeux, très bruyant. Les rires fusaient à notre table, entre Perkinsus et Rutila, entre Tempetus et Milos… Orcinus, assis à l’autre bout de mon banc, souriait avec indulgence mais sans vraiment participer à la conversation.


Ce n’est que plus tard, quand beaucoup se levèrent pour jouer aux cartes ou rejoindre leurs bateaux-lits, qu’il vint à moi, me prit la main et, m’entraînant jusqu’à Milos qui rêvait en regardant la ville, murmura : « Venez avec moi, il faut que je vous parle. Allons dans une taverne, il y en a une tout au bout du quai, nous y serons tranquilles. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Marion H. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0