Chapitre LV (1/4)

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Cher Orcinus,

Je me demande quel âge tu auras lorsque tu trouveras cette lettre… Aujourd'hui, alors que je l’écris, tranquillement assise à l’ombre des dattiers notre île-capitale, devant le bleu assourdissant de la mer de Feu, tu as tout juste neuf ans. Tu joues un peu plus loin avec Ventura, Squalus et Nautila, et comme toujours, vous semblez avoir inventé tout un univers et vous vous amusez à vous perdre dedans… Seras-tu conteur, plus tard ? Peut-être bien ! Même si, lorsque tu es né, nul n’aurait pu prédire que tu grandirais parmi les Lointains, entre les voiles et les embruns, à parcourir le monde comme un éternel déraciné.

Déraciné… C’est exactement ce que j’ai dû faire de toi, mon cher enfant. Pourtant, tu es né dans les couloirs grandioses et feutrés d’un immense palais, avec une vue éternelle sur le détroit comme sur le désert, avec de l’eau qui ruisselait dans l’ombre comme une rivière de diamants et deux parents magnifiques, aimants, mais à qui toutes les règles de tous les mondes interdisaient de vivre ensemble.

Je ne suis pas la mère de ta mère, Orcinus. J’étais sa servante, je l’ai aimée comme j’aurais aimé un enfant de mon ventre si la vie m’en avait envoyé un, mais ce n’est pas moi qui l’ai mise au monde. J’ai menti, à tous, partout, tout le temps, parce que c’était ce qu’il fallait faire pour te sauver la vie. Et j’avais juré à Hanaâ de te protéger, de te cacher, jusqu’à ma mort. Je ne sais si un jour, je pourrai te dire la vérité. Alors pour que celle-ci ne disparaisse pas avec moi, pour que tes parents ne soient pas morts pour rien, j’ai décidé de te laisser cette lettre, dans cette langue que nul autre que toi ne comprendra sur le bateau, pour que tu puisses enfin savoir. Pour le reste, je fais confiance à la vie, au hasard, voire au destin, pour que tu découvres ce parchemin à un moment où tu seras prêt à le lire, à un moment où le joyeux petit garçon qui s’amuse à quelques pas de moi aura laissé la place à un homme adulte, fort et droit.

Mon vrai nom est Manaâ-té. Je suis une fille du désert : j’ai grandi dans les pas des dromadaires et les ombres des dunes, quelque part dans le grand Sud. Mon père était marchand de chevaux, il était puissant et drôle et même le chef de notre tribu prenait la peine de l’écouter quand il avait quelque chose à dire. Ma mère était une femme forte et majestueuse, issue d’une grande lignée de maroquiniers qui travaillaient les peaux de mouton de génération en génération. Ils ne s’aimaient pas, parce que dans mon pays, les mariages ne ressemblent pas souvent aux contes que l’on raconte aux enfants ! Mais ils s’appréciaient, ils s’estimaient, et à défaut de passion débordante, ils avaient réussi à construire une véritable harmonie. Ils ont eu douze enfants, dont j’étais l’aînée. Autant te dire, Orcinus, que tu ne fus pas le premier dont j’eus à changer les couches ou à nettoyer le menton…

Lorsque j’eus quinze ans, je découvris à la fois mes premiers émois amoureux et la nécessité de gagner ma vie pour ne plus peser sur les finances de mes parents. Je croisai la route d’un aventurier aussi prospère que ténébreux qui me prit à son service, d’abord en tout bien tout honneur, puis de façon plus intime. J’étais un peu sa femme, un peu sa fille, un peu sa servante… Nous parcourions côtes et dunes avec ardeur pour vendre des tapis, des bijoux et, comme je l’appris plus tard, des armes. Calaô-té (c’était le nom de mon amoureux) était un homme libre, un partisan de l’indépendance du grand Sud et à ce titre, il s’employait à équiper les tribus rebelles pour leur permettre, un jour, de prendre les armes contre Héliopolis et de se libérer de ce qu’il appelait “le joug des colonisateurs”.

Je partageais son idéal de liberté et d’égalité des peuples, et je n’étais pas contre une meilleure reconnaissance de l’Histoire et de la culture des langues du grand Sud dans le royaume. Mais je n’étais pas, je ne suis toujours pas, et je ne serai jamais, partisane de la guerre. Quelle que soit la justesse de la cause, cela finit toujours par un massacre de vies humaines qui n’avaient rien demandé ! Alors j’ai pris mon courage à deux mains, et malgré mon chagrin, malgré mon inexpérience, j’ai quitté Calaô-té et j’ai poursuivi mon chemin. Toute seule.

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