Chapitre LV (3/4)

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Le monde entier était contre cette union. Les lois d’Héliopolis interdisaient le mariage. Celles de Champarfait ne reconnaissaient aucune alliance avec une ressortissante étrangère. Les deux pays se faisaient la guerre depuis des siècles ! Pourtant, ils s’aimèrent, ils se marièrent. Et tant qu’ils demeurèrent à Héliopolis, tout se passa bien pour eux. Calaâ accepta et valida leur union, le peuple accueillit avec joie leur premier enfant qui avait eu la bonne idée d’être une fille, une héritière…

Mais cela ne devait pas durer !

Ou plutôt, cela ne pouvait pas durer… Car il existait, de l’autre côté du détroit, sur la rive prospère et verdoyante de Champarfait, une femme qui avait juré leur mort. Ou plutôt votre mort ! Car entre-temps, tu étais né, mon Orcinus… Même si à cette époque, tu t’appelais Lomu Hanaô. Ces prénoms auront-ils gardé une certaine résonance en toi ? Je l’ignore, mais c’est bien ainsi que tes parents t’avaient baptisé, comme une tentative d’unifier, de pacifier, les traditions de leurs deux royaumes.

C’était peine perdue, hélas, mais ils ne le savaient pas. Ils étaient beaux et amoureux, ils mêlaient leurs regard d’émeraude et de jais, leurs cheveux d'or roux et de quartz noir, et à aucun moment ils n’ont vraiment mesuré les risques qu’ils prenaient, les règles qu’ils brisaient et les haines qu’ils déchaînaient.

Ton Papa était l’héritier d’une dynastie que nous détestions tous. Le peuple d’Héliopolis, mis en confiance par les amours de sa jeune reine, aurait-il pu passer outre les rivalités ancestrales afin de construire la paix, une fois que Lomu serait monté sur le trône ? Nous ne le saurons jamais, mais moi, je pense que oui. Et que c’est justement ce qui a tant effrayé la régente… Lorsque le roi de Champarfait, ton grand-père, est décédé, celle-ci s’est appropriée la couronne, sous prétexte d’attendre la majorité de son second fils, Rotu, ton oncle. D'aillleurs, ton Papa ne l’aimait pas beaucoup, celui-là... Mais ce n’était sûrement qu’une jalousie de frère aîné.

Lomu a donc été écarté du trône par sa propre mère, mais il ne lui en a même pas tenu rigueur, même si les Champarfaitois ne cessaient pas de réclamer son retour ! Car il était bon… Et c’est justement cette popularité qui aura dérangé la régente. Alors un jour, sous prétexte de réconciliation, elle l’a invité à revenir dans son pays natal, avec sa femme et ses deux enfants. Nous sommes donc partis : Lomu, Hanaâ, ta sœur et toi. Tu étais joyeux comme un soleil sur le pont sombre de la goélette royale, toute damassée de vert et d’or. Nous avons traversé le détroit, et nous avons coulé, sans crier gare, juste avant d’arriver sur les côtes de Champarfait.

Je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais je sais que j’étais la seule à savoir nager ! Un comble, n’est-ce pas, pour une enfant du désert… Peut-être étais-je destinée à finir ma vie parmi les Lointains, qui sait ! Toujours est-il que mon père, lorsque j’étais petite, m'avait appris à garder la tête hors de l’eau et à coordonner mes mouvements. Voilà ce qui nous a sauvé la vie, mon petit. Et aussi, une planche de bois sur laquelle j’ai pu t’allonger et à laquelle je me suis m’accrochée pour me reposer, lorsque j’en ai eu besoin.

Le bateau a coulé sous nos yeux, ton regard est devenu rouge, immobile, et pourtant tu ne t’en souviens pas… Ils sont morts ainsi, en quelques minutes. J’entends encore le fracas des vagues, le craquement des planches, le déchaînement des voiles. Et la voix de ma petite Hanaâ, dominant tout cela, qui me criait de toute son âme : « Sauve-le, Manaâ-té ! Emmène-le très loin et protège-le, s’il te plaît. Je te le confie. » J’ai pleuré, ce jour-là, en tenant ta petite main qui tremblait de peur autant que de froid. J’ai pleuré comme je n’avais jamais pleuré de ma vie, en voyant mourir, juste sous mon nez impuissant, cette enfant devenue femme que j’avais tant aimée, tant accompagnée, et dont il ne restait plus rien. Rien, à part toi.

Toi, Orcinus. Sans toi, je ne me serais pas battue. Je n’aurais pas tenu. Mais tu étais là, et tu n’avais plus que moi, alors je n’avais pas le droit de baisser les bras. J’ai nagé, tant bien que mal, grâce à cette planche de bois où tu te cramponnais. Heureusement pour nous, le rivage de Champarfait était tout près, et je savais dans quelle direction avancer. Si le naufrage avait eu lieu en pleine mer, jamais nous n’aurions survécu. Mais là, malgré les apparences, malgré le chagrin immense qui m’essorait les os, il semble que nous ayons eu de la chance.

Lorsque nous atteignîmes la terre ferme, nous fûmes d’abord recueillis par un homme que je ne connaissais pas, mais dont l’épouse était apparemment médecin. Ils avaient un bébé qui dormait dans son berceau, des livres qui tapissaient les murs du sol au plafond, et une immense cheminée devant laquelle nous pûmes nous réchauffer. Ils nous ont nourris, ils nous ont cachés, la femme m’a donné une tunique, puis nous sommes repartis, ta petite main serrée dans la mienne. Nous nous sommes cachés dans les cales d’un navire marchand : tout Champarfait ne parlait que du naufrage et du décès du prince Lomu, et nul ne s’occupa de nous.

Nous arrivâmes d’abord à Héliopolis, et de là, nous embarquâmes pour Port-Eden. Car le premier endroit auquel j’avais pensé pour nous cacher avait été, évidemment, celui qui m’avait vue naître. Mais c’était trop compliqué, ta peau était trop claire pour passer inaperçue au milieu de mon peuple. Alors je t’ai dissimulé quelques semaines dans une triste cave, parce que je ne pouvais pas faire autrement. Un soir, alors que je cherchais une solution à notre situation, une fin à notre errance, je pensai soudain aux artifices qu’utilisaient les faussaires ou les comédiens, et aux produits étranges, aux parfums envoûtants, au toucher minéral, que manipulait Danaâ-té, la sorcière de ma tribu, quand nous errions dans le grand Sud de mon enfance.

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