Chapitre LV (4/4)
J’avais toujours eu “le don”. Celui de guérir, de ressentir, d’entendre ce que personne ne dit. Et lorsque j’étais petite, j’avais appris à utiliser différents produits et poisons, comme on enregistre une leçon dont on ne connaît pas la finalité. Nous autres, gens du Sud, sommes un peu alchimistes, comme tu le sais…
Alors j’ai rendu visite à un apothicaire, dans les petites ruelles de Port-Eden. J’avais inventé toute une histoire, selon laquelle tu étais mon petit-fils. Malgré trois-quarts de sang Lointain, tes yeux étaient noirs comme du charbon. Je n’allais pas lui dire que ton regard était d’ambre ! C’était bien trop dangereux… Et il ne t’a jamais vu. Mais l’histoire a marché, et je l’ai gardée en tête pour plus tard, au cas où.
Nous avons travaillé plusieurs jours dans son arrière-boutique, lui et moi, pour inventer ce produit que tu utilises en secret depuis des années ! Tu es trop blanc pour ne pas être repéré à Héliopolis, et trop noir pour passer pour un Champarfaitois. Si je n’arrivais pas à te faire accepter chez les Lointains, avec leur peau caramel comme la tienne, alors je n’aurais plus de solution.
J’ai donc tenté. Et j’ai réussi ! Nous avons pris un bateau pour remonter à Héliopolis, et une fois sur le port, nous avons attendu le passage d’un voilier du peuple des mers. J’avais perfectionné mon histoire, je la connaissais sur le bout des doigts et je te l’avais apprise. Après tout, puisque l’apothicaire de Port-Eden m’avait crue quand je lui avais raconté que j’avais fréquenté un Lointain et que ma fille en avait fait de même vingt ans plus tard, c’est que mon récit tenait la route. C’est donc ce que j’ai expliqué au Conseil des Cinq de ce navire, lorsque je leur ai demandé l’asile. Je semblais perdue comme une femme que sa tribu a exclue, tu ouvrais sur le monde de grands yeux bleus comme un ciel de mai : ils m’ont crue et acceptée.
Voilà comment je devins une réfugiée parmi les Lointains… Et pas une fois je ne l’ai regretté ! Non seulement parce que tu étais en sécurité, mais aussi parce que ce sont des gens drôles et droits et que la vie, à leurs côtés, est pleine d’enseignements et de bienveillance. Sans parler de Milos, évidemment... Il nous a soignés à notre arrivée parce que tu avais une fièvre étrange, venue des fins fonds des dunes ou de la nuit des temps… Et depuis, il a été là, présent, sans juger ni faillir.
J’ai choisi de m’appeler Muraena, parce que ça se rapproche un peu de mon vrai nom, Manaâ-té, mais aussi parce que la murène vit toujours cachée. J’ai trouvé que ça m’allait bien. Quant à toi, officiellement, tu portais déjà un prénom Lointain avant notre arrivée, sans cela mon histoire n’aurait pas été crédible. Mais je t’ai choisi le nom de l’orque, parce que c’est une créature magnifique, un mélange de couleurs, et surtout, parce qu’elle ne craint rien ni personne dans les océans.
Voilà, mon cher enfant, comment nous avons embarqué pour la plus belle de toutes les aventures, aux côtés de Rutila, de Salmus et de toute la troupe. J’espère que tu comprendras que cette vérité, celle de ta naissance, n’était pas bonne à dire. Ou du moins, pas trop tôt.
Je me demande ce que tu feras de toutes ces informations. Mais ma mission s’arrête là. J’ai juré à ta mère de te sauver et j’ai tenu parole. Je t’ai élevé dans l’amour des mots et de la liberté, parmi un peuple fier et créatif auquel tu ressembles chaque jour un peu plus, malgré l’exotisme de ton sang. La suite, mon Orcinus, c’est à toi de l’écrire.
Mais je veux que tu saches que je t’aime de tout mon coeur, que j’aurais donné ma vie pour sauver la tienne, et que je ne regrette rien. La mort de ta mère a ouvert en moi un gouffre immense, indélébile, mais ta présence a remis de la lumière là où il n’y en avait plus. Au fil des ans, j’ai appris à t’aimer, à te soigner, à te guider. Je suis heureuse d’avoir eu cette chance, mon enfant. Que tu lises cette lettre du haut de tes vingt ans ou de tes soixante, j’espère que tu t’en souviendras jusqu’à ton dernier jour.
Prends soin de toi, Orcinus. Et quel que soit l’avenir que tu choisiras, n’oublie pas que Lomu et Hanaâ, tes parents que j’aimais tant, n’auraient jamais accepté de faire valoir leurs droits au prix du sang de leurs peuples.
Muraena
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