Chapitre LVII (1/2)
A mon retour au bateau, je trouvai Orcinus profondément endormi, tout recroquevillé sur lui-même. Je savais qu’il ne se serait pas invité dans la voilerie en mon absence, puisque nous avions pris l’habitude de passer nos nuits chez lui ou chez moi, en alternance. Le premier qui allait se coucher s’installait dans son propre lit, où l’autre le rejoignait. C’était un peu étrange, mais comme nous vivions à deux mètres l’un de l’autre, ça ne posait pas de souci logistique majeur. Aussi allai-je directement dans sa cabine-placard une fois que j’eus quitté Milos.
Je dus le pousser doucement pour pouvoir m’allonger contre lui. Il gémit un peu dans son sommeil mais ne se réveilla pas, alors je le laissai dormir. La vérité lui avait été cachée pendant si longtemps que nous n’étions plus à un jour près !
Moi, en revanche, je passai plusieurs heures à ruminer avant de réussir enfin à m’assoupir. Pas pour longtemps, d’ailleurs, puisque je me réveillai alors que les premières lueurs de l’aube s’embrasaient timidement à travers les sabords. Orcinus avait les yeux grand ouverts comme de l’ocre dans le soleil levant. Lorsqu’il m’entendit remuer, il attrapa ma main pour la poser doucement sur son ventre. Puis il murmura dans le petit matin.
« - Bonjour, Lumi… Bien dormi ?
- Pas trop, non… Et toi ?
- Bof…
- …
- …
- Tu ne me demandes pas ce qu’on a trouvé hier soir ? Ce qu’on a appris ?
- Non…
- …
- Ce n’est pas la peine, en fait. Muraena a dit la vérité. Maintenant je le sais. Je le sens.
- Eh bien, même si tu ne me le demandes pas, figure-toi que nous avons retrouvé un vieil apothicaire. Il a vu ta grand-mère, euh, je veux dire Muraena, et elle lui a parlé de toi.
- C’est peut-être ridicule, mais je n’arriverai jamais à l’appeler autrement que ma grand-mère, je crois. Même si ce n’est pas par le sang, elle aura joué ce rôle. Je ne peux pas l’effacer !
- Tu as raison. Il a donc croisé ta grand-mère, et elle lui a expliqué qu'elle avait un petit-fils aux trois-quarts Lointain. Et ils ont bien créé ce produit si étrange que tu mets dans tes yeux.
- …
- Tu sais, Orcinus, tu vas peut-être croire que je suis folle, ou complètement mystique… Mais j’ai la sensation d’avoir toujours connu ton histoire.
- C’est un peu vrai ! Tu m’as tout de suite parlé de cette légende, quand tu as vu mes yeux. Et moi, je ne t’ai pas du tout écoutée.
- Oui, mais ce n’est pas tout. Quand j’étais petite, je me souviens d’une femme noire trempée jusqu’aux os, dans la nuit glaciale, avec un enfant tout emmaillotté dans ses châles. Mon père l’a réchauffée, soignée, avant de la rendre à la nuit. J’étais si jeune, pourtant, encore bébé, mais j’ai ce souvenir gravé en moi. Aujourd’hui, je suis sûre que c’était vous ! Juste après le naufrage.
- …
- Et ma mère ! Pendant toute mon enfance, elle m’a raconté cette légende encore et encore, presque tous les soirs, comme une prescience ou un héritage que je ne devais surtout pas oublier. N’est-ce pas étrange ? Elle n’a fait pareil avec aucune de mes sœurs… Mais elle a gravé cette histoire au fond de mes entrailles, d’une manière indélébile. Et des années plus tard, parmi tous les bateaux Lointains, il a fallu que je tombe sur le tien ! Et que cette chipie de Suni brise ton pendentif, sans le faire exprès… Je ne sais pas si c’est Aquahé ou si ce sont nos anciens dieux mais manifestement, quelque chose était écrit, non ? En tout cas, c’était gravé dans mon cerveau, depuis toujours, comme si tout était fait pour que je te retrouve, pour que je t’éclaire.
- Que tu m’éclaires ? Voilà que tu te prends pour une lumière !
- Tsss, ne te moque pas ! Après tout, je m’appelle bien Lumi ! Lueur ou lumière, je n’en sais rien, mais puisque le chemin est devant toi, autant que tu n’avances pas le noir.
- Lumi…
- Oui ?
- …
- Orcinus, dis-moi ce que tu as en tête. Tu es presque vert, là. Et ça ne va pas du tout avec tes yeux jaunes !
(Il sourit en un éclair.)
- Voilà que l’orque ressemble à un serpent ! Enfin… Lumi, je ne sais pas si tu y as pensé, mais… Puisque je suis le fils du prince Lomu de Champarfait…
- Eh bien ?
- Eh bien… Tu es ma tante.
(Ce fut à mon tour de devenir verte comme une algue putréfiée.)
- Oh…
- …
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