Chapitre LIX (1/2)
Orcinus et moi laissâmes Milos se reposer comme il nous l’avait demandé. Ordonné, même ! Mais à peine avions-nous posé un pied en-dehors de l’infirmerie que nous fûmes recrutés pour une partie de cartes endiablée avec Perkinsus, joyeux compagnon comme à son habitude, Tempetus, discret et beau joueur, et avec la capitaine Rutila, qui se laissait parfois aller à perdre quelques parties contre ses hommes d’équipage, soi-disant pour entretenir le moral des troupes, mais très certainement aussi parce que sa maîtrise du jeu et surtout du bluff laissait à désirer pour affronter des adversaires aussi redoutables !
Toujours est-il que la soirée défila tranquillement, de jurons en fous rires. Même Orcinus parut se détendre un peu, même s’il posait parfois sur moi, pendant quelques secondes, un regard étonnamment fixe. Je fis de mon mieux pour ne pas me perdre en conjectures et pour me concentrer sur le jeu, ne serait-ce que pour ne pas me laisser détrousser par Perkinsus, qui était particulièrement en veine ce soir-là.
Ce n’est qu'en début de nuit, alors que nous finissions les papillotes de dos d’espadon et les sandwichs aux anguilles que nous avions chapardés en cuisine pour ne pas avoir à interrompre notre partie, que Perkinsus, sentant la chance tourner, suggéra de nous en tenir là. Chacun finit son verre ou sa phrase, et nos compagnons regagnèrent leurs bateaux-lits en nous souhaitant « Bonne nuit les amoureux ! »
Ce fut pourtant seule que je rejoignis ma paillasse dans la voilerie : Orcinus dit avoir besoin de prendre l’air. Ce qui signifiait, très certainement, qu’il allait s’offrir quelques minutes en tête-à-tête avec la nuit et les étoiles, sur le plateau de hune du mât de misaine. Je m’endormis rapidement, mais je fus réveillée, bien plus tard, par la sensation d’un corps frais et ferme qui se glissait contre le mien.
« - Orcinus ?
- Oui. Pourquoi, tu attendais quelqu’un d’autre ?
- Pffff !
(Il se lova alors contre moi, presque comme un enfant, le corps en virgule, la main contre ma hanche et la tête sur mon ventre.)
- …
- Ça ne va pas, dis ?
- Si…
- On ne dirait pas. Tu sembles tout chose.
- …
- …
- Je t’aime, Lumi.
- Moi aussi, Orci. Mais tu n’as vraiment pas l’air dans ton état normal !
- C’est juste que… Je ne sais pas ce que je vais pouvoir faire de toute cette histoire. De toutes ces histoires ! Mais je suis tout-à-fait certain de ne pas vouloir te perdre à cause de ça.
- Mais… En voilà une idée ! Moi non plus, je ne veux pas te perdre. Pourquoi penses-tu à cela ?
- Honnêtement, Lumi, que choisirais-tu ?
- Si j’étais héritière à ta place ? Sans hésiter, j’irais me battre pour libérer Champarfait, écraser Rotu, reprendre le trône de mon père et faire la paix avec Héliopolis.
- Cela ne m’étonne pas une seconde ! Mais ce n’était pas ma question. Si tu devais choisir entre ta vie avec moi, Lointain anonyme, au rythme du vent, du théâtre et des marées, ou bien une vie de dorures, de couronnes et de pouvoir, dans un palais…
- Dans un palais, mais sans toi ?
- Oui.
- C’est une question stupide.
- …
- Très stupide, même ! Orcinus, je t’ai choisi il y a un bon moment, avec ta vie telle qu’elle est sur ce bateau, mystères compris. Le reste ne m’appartient pas. C’est à toi de décider entre le château et le voilier. Entre le pouvoir et la liberté… Le choix t’appartient, à toi et rien qu’à toi.
- Alors si je décidais de rester ici, avec les Lointains, comme un Lointain, tu renoncerais à tes rêves de bals enchantés et de robes brodées d’or et d’émeraudes ?
- Mais j’y ai renoncé depuis longtemps, voyons ! Ne confonds pas mes chimères d’enfant avec mes projets de femme. Si j’avais espéré construire ce genre de vie, je ne serais pas restée ici, avec vous en général et avec toi en particulier.
- Je croyais que tu voulais que je devienne le prince, enfin le roi, de Champarfait.
- Et que sinon, je te quitterais ?
- Oui.
Annotations
Versions