Chapitre LX (1/2)
Nous ne pouvions évidemment pas le savoir, car la nouvelle mit plusieurs jours à arriver jusqu’à Port-Eden… Mais au moment où Orcinus et moi célébrions, avec autant de douceur que de désir, notre choix d’une vie banale et anonyme aux quatre coins des mers et notre décision de vivre réellement ensemble, le monde entier basculait dans le chaos.
Tout commença sur les îles du Soleil. C’était un archipel rocailleux où nul ne se rendait jamais, pas même les Lointains ! Car dans ces contrées désolées, isolées, perdues au milieu de l’immense détroit qui séparait Héliopolis de Champarfait, ne vivaient que des tortues marines multicolores, des échassiers à bec bleu et des oursins jaunes que l’on ne pouvait même pas manger… Quelques Asclépios s’y installaient au cœur de l’hiver, lorsque la chaleur et la sécheresse devenaient à peu près supportables, afin de faire des recherches scientifiques sur les espèces endémiques et sur les roches granitiques. Les îles du Soleil étaient donc libres de toute présence humaine environ dix mois par an. A ce titre, elles étaient considérées comme une zone neutre, pacifique, dont la gestion incombait à un conseil scientifique international présidé par le Grand Administrateur d’Asclépios.
Pas d’armée, pas de soldats, pas de défenses : l’archipel fut donc facile à envahir ! Lorsque les troupes de Champarfait, menées par la reine régente en personne, se présentèrent en pleine nuit pour revendiquer ces terres, ou plutôt ces cailloux, nul ne s’opposa à leur avancée… Leur générale en chef, qui malgré son âge respectable ne semblait pas craindre de porter une cuirasse et de chevaucher parmi ses guerriers, captura les trois chercheurs qui étaient présents, planta un immense drapeau au sommet de l’île principale, et décréta que Champarfait régnait désormais sur les îles du Soleil. Cette annexion fut confirmée par un décret royal signé du prince Rotu, demeuré à Champarfait pour exercer le pouvoir en l’absence de sa mère. Des messagers furent dépêchés auprès de tous les autres peuples pour annoncer la nouvelle. Depuis l’île-capitale des Lointains, des mouettes voyageuses furent ensuite chargées d’informer les voiliers de par le monde.
Rutila nous lut cette dépêche par un beau soir de lune, alors que nous nous apprêtions à reprendre la mer pour aller jouer à Champarfait. Lorsqu’elle eut fini, un grand silence s’abattit sur l’ensemble de la troupe. D’abord, parce que nous savions tous que notre programme de navigation allait devoir changer et que nous ne pouvions pas nous rendre dans mon pays natal dans des conditions pareilles. Ensuite, parce que nul n’ignorait qu’Héliopolis allait répliquer, envoyer des soldats rendre leur liberté à ces quelques cailloux perdus au milieu des mers… Et que partout, ce serait la guerre.
Le Conseil des Cinq se réunit dès le lendemain, à l’aube. Rutila, Salmus, Aurata, Alexandrius et Ventura (qui avait été élue en remplacement de Muraena après son décès) passèrent de longues heures à discuter de ce que nous devions faire, face aux risques de canonnades et de tensions populaires qui pouvaient exister dans les pays que nous traversions. Si les vivres venaient à manquer, si les jeunes mouraient sous les balles ennemies, qui aurait encore l’envie et les moyens de venir voir nos pièces de théâtre ? Les Lointains, depuis des millénaires, devaient leur survie à leur neutralité. Or si nous décidions de rejoindre Champarfait et d’y donner nos représentations jusqu’au retour de la paix, cela serait perçu comme une prise de position par Héliopolis… Et inversement ! Aussi le Conseil des Cinq, à regret, décida-t-il de mettre le cap vers l’île-capitale et de demeurer dans ses eaux en attendant des jours meilleurs. Cela signifiait, pour les membres de la troupe, de longs mois d’inactivité forcée, sans représentations, sans grandes traversées, avec simplement un peu de cabotage dans nos eaux territoriales histoire de nous dégourdir les voiles… L’ambiance à bord s’en ressentit, et si chacun comprenait cette décision, c’est la mort dans l’âme que nous la mîmes à exécution.
La traversée fut assez morose, mais rapide et facile, puisque les vents nous poussaient avec force et constance dans la bonne direction. Nous arrivâmes bientôt en vue de l’île-capitale, dont nous entraperçumes peu à peu les côtes sableuses, les palmiers frissonnants et les eaux translucides.
Manifestement, d’autres troupes avaient pris la même décision que nous ! Car des centaines de voiliers étaient au mouillage tout autour de l’île, à quelques encablures des côtes, comme dans un gigantesque port en eaux profondes. Il y avait des mâts à perte de vue, quelques petites embarcations reliant l’un ou l’autre de ces navires à la terre ferme, et puis des Lointains alanguis, prenant le soleil à la plage ou un verre dans une paillotte. Notre arrivée ne surprit donc personne, mais quelques cris de joie, quelques bras levés, furent échangés entre ceux du bord et leurs familles et amis au fur et à mesure de notre manœuvre de mouillage.
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Chers et bien-aimés lecteurs,
Je risque d'être un peu moins régulière dans mes publications et vous prie par avance de m'en excuser ! En effet, je n'ai plus que sept ou huit chapitres d'avance sur vous ;) ce qui veut dire que les contenus sont un peu moins stabilisés, je continue à relire, corriger, relire encore... Et donc, je peux être amenée à publier un peu moins souvent. Mais régulièrement quand même, c'est promis !
Merci à tous et à bientôt,
Marion
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