Chapitre LX (2/2)

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Pendant quelques jours, chacun fit contre mauvaise fortune bon coeur. Nous passions nos journées à profiter du soleil et de la mer, à discuter avec d’autres Lointains que nous ne croisions que rarement, à jouer aux cartes en buvant des cocktails de fruits aux algues… Mais petit à petit, l’ennui et l’enfermement s’invitèrent parmi nous. Pour les Lointains, épris de liberté et de voyages, rester ainsi immobiles, presque enfermés, était une immense épreuve. Sur notre voilier, quelques disputes éclataient, quelques tensions naissaient, certains passaient des heures enfermés sur leur bateau-lit tandis que d’autres partaient camper sur la plage afin de changer d’air…

L’ambiance n’était pas vraiment mauvaise, mais le mal-être était de plus en plus palpable au fil des jours. Rutila organisait des sorties en mer et des régates avec les autres bateaux afin de passer le temps, mais cela ne nous offrait que des divertissements dérisoires. Quant à Salmus, il s’inquiétait de plus en plus des difficultés d’approvisionnement : l’île n’était pas dimensionnée pour nourrir tant de monde. Il n’y avait ni maraîchage, ni élevage sur place. Les barques de pêche qui sillonnaient les eaux du lagon dans les lueurs de l’aube ne pouvaient pas assurer à elles seules la survie de tout un peuple, d’autant plus qu’à force de pêcher dans la même zone, le poisson se faisait plus rare.

Perdus dans la masse, Orcinus et moi faisions de notre mieux pour garder notre cap. Il passait beaucoup de temps à nager dans les rochers, devant la plage, avec un long roseau souple qui lui permettait de respirer sans sortir la tête de l’eau. Il ramenait des huîtres, des oursins ou des étoiles de mer qu’il apportait en cuisine pour les partager avec toute la troupe. Et il avait entrepris de passer en revue toute la voilure du bateau : misaine, artimon, perruche, huniers et perroquets furent descendus l’un après l’autre sur le pont, sous les ordres bienveillants de Rutila, et raccommodés avec soin avant d’être remontés à poste. Au moins le bateau serait-il tout pimpant pour reprendre la mer, lorsque la guerre serait finie !

De mon côté, j’avais la chance d’avoir conservé mon travail, puisque l’école accueillait tous les matins de nombreux enfants : ceux de notre troupe, évidemment, mais aussi d’autres bambins de tous âges venus des bateaux voisins. Cela faisait une classe remuante, hétéroclite, dynamique, mais au moins, je ne m’ennuyais pas ! L’après-midi, je lisais, je bavardais, je donnais un coup de main en cuisine ou je partageais une partie de cartes… Et le soir, parfois, Orcinus et moi allions assister à une représentation sur la seule et unique scène de théâtre qui avait été montée, au centre de la place principale de l’île. Les tribus y jouaient à tour de rôle, chacune avait son propre style de jeu et d’écriture mais cela nous offrait au moins de vrais moments d’échanges et de partage, tous ensemble. Même si l’angoisse, comme la lassitude, semblait monter inexorablement dans les regards et sur les cœurs.

Un soir, alors que les Lointains étaient ainsi enfermés dans l’île depuis environ six mois, je formulai en rougissant un peu une demande un peu gênante auprès de Milos. Il me sourit en grand, l’air gentiment moqueur, mais acquiesça sans faire de commentaire. Le soir même, lorsque Orcinus fut enfin redescendu de son mât et après qu’il se soit rincé des pieds à la tête dans son ancienne cabine-placard qui nous servait désormais de salle d’eau et de vestiaire, je le pris par la main et l’attirai à l’extérieur. Il tenta de me poser des questions, mais je lui répondis en posant mon index sur ses lèvres. Il me sourit, embrassa tout doucement mon doigt et me suivit en silence, des points d’interrogation bien ancrés dans ses yeux bleus.

Cinq minutes plus tard, nous arrivions à l’hôpital. Une chambre nous attendait, avec cette extraordinaire vue sous-marine, ces poissons frôlant la verrière dans des mouvements fluides et silencieux, cette lueur étrange, presque lunaire, qui émanait de la douceur des flots à travers les vitres… Orcinus m’offrit un sourire immense, plein de souvenirs… et d’inachevé ! Puisque le destin, ou plutôt Muraena, nous avait empêchés de vraiment profiter du romantisme insolent et de l’érotisme évident de cette chambre où tout avait commencé.

J’avais décidé d’y remédier ! Et Orcinus ne se fit pas prier… Comme il l’avait fait à cette époque-là, alors qu’il se remettait tout juste de ses blessures et que j’avançais vers lui à tout petits pas, il me laissa venir, répondant à mes caresses, à mes baisers, à mes frissons, par d’autres caresses, baisers et frissons. Ce fut une nuit délicieuse, coquine, intime, profonde, pendant laquelle nous oubliâmes la marche du monde, dont les ombres guerrières et menaçantes planaient pourtant tout autour de nous.

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