Chapitre LXI (1/2)
Le temps s’étirait à l’infini sur notre troupe de plus en plus hébétée. Et puis un jour, la Grande Faucheuse s’abattit, lors d’une bataille sanglante qui resterait longtemps dans les mémoires comme dans les livres d’Histoire, sur les épaules revêches de la reine régente de Champarfait. Ou plus exactement, de la reine douairière, puisque Rotu était majeur depuis plusieurs années ! Il aurait désormais le champ libre pour exercer son pouvoir et se conduire en maître absolu.
Sa première décision, en tant que souverain, fut de rappeler toutes ses troupes à Champarfait et de se replier, bien à l’abri derrière les remparts et les ponts suspendus qui isolaient la capitale du reste du pays. Nul n’osait jamais s’aventurer dans l’eau de nos rivières sacrées… Aussi pensait-il certainement pouvoir profiter en toute tranquillité de son nouveau statut royal et des richesses produites par les terres fertiles et les mines profondes qui faisaient l’opulence de Champarfait depuis des millénaires. Mais il avait tout faux.
Car Sanaâ, la princesse d’Héliopolis que j’avais rencontrée longtemps auparavant dans son palais de conte de fées, ne l’entendait pas du tout ainsi. Lassée de cette hostilité sourde et belliqueuse qui l’opposait sans cesse à Champarfait, elle décida de poursuivre la lutte et de libérer le monde de son ennemi mortel. Et de supprimer Rotu de la surface du monde.
Lorsque j’appris la nouvelle de cette invasion, de cette guerre qui se préparait dans les parfums suaves et envoûtants d’Héliopolis, je ne pus m’empêcher de penser, d’une part, que cette liberté allait coûter la vie à bon nombre d’innocents des deux côtés du détroit, et d’autre part, qu’avec la mort de la reine, Orcinus était désormais en première ligne pour hériter de la couronne.
Rotu n’était qu’un usurpateur ! J’avais presque envie de le hurler à la face du monde… Mais mon cher et tendre ne me l’aurait jamais pardonné. Pourtant, je savais qu’il y pensait aussi. Je le sentais dans la douceur hésitante de ses mains, je le lisais dans le bleu abyssal de ses yeux. Car s’il ne voulait pas régner, il était trop altruiste, trop humaniste, pour ne pas se préoccuper du sort de tout un peuple. Mon peuple. Son peuple.
C’est par un soir d’automne, alors que nous venions de passer une soirée délicieuse autour d’un feu de camp, sur la plage et sous les étoiles, entourés de Lointains venus d’autres troupes qui chantaient et dansaient sans retenue ni réserve, qu’Orcinus finit par aborder le sujet. Il était un peu soûl, mais sans excès, la lune brillait dans ses yeux comme deux billes de saphir, il tenait ma main dans la sienne et nous marchions en douceur, sur le sentier des plages, entre les palmiers frissonnants, les ombres des noctambules et le clapotis de la mer. Lorsque nous arrivâmes face à notre bateau, silhouette noire et tangage délicat, nous restâmes quelques minutes debout l’un contre l’autre. Orcinus referma ses bras autour de moi, je me blottis contre lui et le silence tomba sur nous comme une couverture noire et moelleuse.
Il resserra son étreinte, prit une grande inspiration et se cacha le visage dans le creux de mon cou.
« - Pourquoi es-tu si pensif, ce soir, Orci ?
- Parce que j’ai peur.
- Peur ?
- Oui.
- Peur de quoi ?
- De tout. De demain. De la guerre.
- …
- Ce soir, nous étions tous là à danser près du feu, avec nos mains jointes et nos poissons grillés, nos chansons millénaires et nos liqueurs de coco… Tandis que partout ailleurs, ou presque, les hommes se battent. Tu n’y penses jamais ?
- J’y pense tous les jours… Crois-tu que je ne me demande pas si mon père est quelque part sur un champ de bataille, avec ses cheveux blancs et ses idées pacifistes ? Ou si le palais dans lequel j’ai grandi ne va pas s’écrouler au hasard d’un boulet de canon ? Ou si les vergers, les champs, les cultures qui apportent à la fois la vie et à la richesse au peuple de Champarfait ne sont pas brûlés, pillés, dévastés ? Je me réveille presque chaque nuit, à force que tout cela se tourne et se retourne dans ma tête.
- Et que faut-il faire, selon toi ?
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