Je restai sans voix, et un grand silence plana pendant plusieurs secondes sur notre assemblée, pourtant bien joyeuse quelques instants auparavant ! Perkinsus avait suspendu sa partie de cartes, Tempetus regardait autour de lui comme un navire sans boussole, et les autres semblaient abasourdis. La nuit était sombre et frissonnante tout autour de nous, chacun restait coi dans son coin et seul le bruit des vagues et du vent dans les palmes se faisait entendre.

Puis nous perçûmes des bruits de pas, des murmures étouffés, et nous distinguâmes, à la lumière tremblotante des flambeaux, des dizaines de silhouettes qui avançaient sur le chemin qui longeait la plage. Parmi elles, six se détachèrent et vinrent droit sur nous. En tête marchaient Salmus et Rutila, têtes hautes et gestes clairs, qui nous souhaitèrent une bonne nuit avant de s’éclipser dans leurs cabines respectives. Puis venaient Ventura et Aurata, visiblement épuisées et pressées de retrouver leurs bateaux-lits. Enfin marchaient Alexandrius et Orcinus, seuls comme la lune, qui me rejoignirent d’un pas un peu traînant, un peu triste, pour s’asseoir avec moi. Je souris au premier, attrapai la main éteinte du second, et laissai le silence nous envelopper comme une armure inoffensive.

Ce n’est qu’après quelques minutes qu’Alexandrius prit la parole, tout doucement, veillant à ce que personne d’autre ne puisse l’entendre.

« - Orcinus, je vais avoir besoin de ton aide.

- …

- Orcinus ! Tu rêves ?

- Non ! Je réfléchis.

- Et ? Quel est le résultat de tes réflexions ?

- Je ne suis pas sûr de pouvoir faire cela.

- Faire quoi ?

- T’aider à rédiger cette pièce.

- Mais… Moi non plus, je ne suis pas sûr de pouvoir le faire. Mais nous n’avons guère le choix ! C’est une décision du Grand Conseil. Quiconque ne s’y plie pas risque la prison-flottante. Veux-tu finir ta vie sur cet affreux galion noir qui tourne en rond dans les eaux glacées du grand Nord, parmi un équipage de voleurs et d’assassins ?

- Non, bien sûr. Mais la décision ne me cite pas, moi…

- Ah ! Je vois. Tu veux me laisser me débrouiller tout seul pour faire ce qu’aucun autre conteur, dans toute l’Histoire de notre peuple, n’a jamais eu à faire ?

- Je suis désolé, Alexandrius. Mais vraiment, je ne me sens pas capable de t’aider.

- Moi, je sais que tu en es capable. Voilà quatre ans que je t'enseigne le métier, et crois-moi, je sais ce que tu vaux !

- …

- D’ailleurs, même si tu n’es pas cité dans cette satanée décision du Grand Conseil, cela ne change rien. Tu es mon apprenti : si je dois faire quelque chose, tu es tenu de m’assister.

- …

- Orcinus, que se passe-t-il ? Je comprends que tu ne sautes pas de joie… Moi non plus, d’ailleurs, ce travail ne m’enchante guère ! Mais tu ne m’as jamais laissé tomber dans la difficulté. Pourquoi recules-tu cette fois-ci ?

- Pardon, Alexandrius. Mais je ne peux pas te répondre.

- Est-ce parce que Lumi était mariée au prince Rotu ?

- Eh bien ! Un peu, oui. Entre autres.

- Je comprends. Mais justement, tu m’aideras à raconter cette histoire comme il le faut… J’ai besoin de toi, Orcinus. S’il te plaît.

- …

- Alors, que décides-tu ? Puis-je compter sur toi ?

- Si je comprends bien, je n’ai pas le choix… Alors je t’aiderai, Alexandrius.

- Bien ! Merci… Je vous laisse en amoureux, maintenant, parce que je ne tiens plus debout. Orcinus, je t’attendrai demain, à dix heures. Lumi, je te souhaite une bonne nuit !»

Il partit rapidement ; et peu à peu, les derniers noctambules lui emboîtèrent le pas. La plage se vida, nous laissant seuls sous le clair d’étoiles, Orcinus et moi… Il était immobile et silencieux comme une stalagmite… Puis il finit par se lever. Il m’attira à lui et déposa un baiser sur mes lèvres avant de poser son front contre le mien et de murmurer : « Allez, viens, allons nous coucher… Pour le reste, on verra demain. »