Chapitre LXIII (1/2)

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Les semaines suivantes furent comme une drôle de parenthèse dans notre vie et celle de notre peuple. Car l’univers des Lointains s’était figé : à part les pêcheurs, les écoles, les échoppes, tout était à l’arrêt… Les seuls voiliers qui quittaient l’île-capitale partaient à la recherche de poissons à attraper ou de victuailles à acheter sur les étals de telle ou telle civilisation étrangère. Pour le reste, tout était en suspens.


Nous n’avions pas forcément bien compris les objectifs que poursuivait le Grand Conseil en ordonnant l’écriture, puis la représentation de cette future pièce de théâtre partout à travers le monde. Mais une chose était sûre : ce saut dans l’inconnu ferait date dans la grande Histoire. Car ce serait la toute première fois que les Lointains interféreraient dans la politique d’un autre peuple. Même si nous attaquions sans sabres, sans canons, sans mousquets, il était évident que le roi de Champarfait réagirait d’une manière ou d’une autre.


Orcinus passait ses journées enfermé dans la voilerie avec Alexandrius (me priant au passage, certes très gentiment, de quitter les lieux !). Ils écrivaient, corrigeaient, discutaient, réécrivaient, raturaient, annotaient… C’était un travail un peu long, un peu étrange, face auquel Orcinus se disait toujours aussi mal à l’aise : car il aidait à raconter une histoire qui était la sienne et dont pourtant, il ne savait presque rien. Et qu’il devait feindre de découvrir au fur et à mesure qu’ils déchiffraient des courriers, des documents, des contes venus du monde entier et que les Lointains conservaient dans le secret de leur bibliothèque, dans un bâtiment très sombre, tout près de l’hôpital où Orcinus et moi avions connu des moments mémorables.


Curieusement, il me semblait aussi qu’à force de réfléchir à cette histoire, au meilleur moyen de la formuler et de lui donner vie à travers scènes et répliques, Orcinus se trouvait obligé de se l’approprier, de la regarder en face, tout doucement… Au point qu’un soir, alors que je me dirigeais vers le réfectoire en riant bêtement, comme souvent, avec Perkinsus et Tempetus, je surpris Orcinus, seul dans la nuit, qui observait la mer avec de la tristesse enroulée sur les épaules et de l’eau glacée dans le regard.


Je laissai donc mes compagnons commencer sans moi leur partie de cartes, et rejoignis en silence mon amoureux sur le gaillard d’avant. Ses yeux n’étouffaient aucun gros sanglot, non ; mais il était en proie à une émotion profonde et silencieuse. Je le pris dans mes bras et me collai à lui, calant ma poitrine contre son dos et mes mains sur son ventre. Je déposai un baiser léger sur son omoplate, puis je lui chuchotai à l’oreille, aussi délicatement que possible.


« - Parle-moi, s’il te plaît.

- …

- Orci ?

- Oui…

- Je n’aime pas te voir comme ça.

- Pardon, Lumi. Il ne faut pas t’inquiéter.

- Tu n’as pas besoin de t’excuser… Mais j’aimerais beaucoup savoir ce qui ne va pas.

- …

(Je resserrai mon étreinte autour de lui.)

- Allez, dis-moi…

- Ce n’est rien, Lumi. Rien de nouveau ! Mais que de l’ancien… En fait, c’est comme si je réalisais seulement maintenant que ces deux personnes qui ont disparu, ces deux figures mythiques tout droit venues des légendes ou des livres d’Histoire…

- Eh bien ?

- Eh bien ! C’étaient mes parents. Ma mère et mon père. Ils ont dû m’aimer… Et moi aussi, j’ai dû les aimer. Comme des parents. Pas des créatures mythologiques, des héritiers de royaumes, des amants maudits ou que sais-je. Juste des gens de chair et de sang.

- Je comprends.

- Tu as de la chance… Parce que moi, je ne comprends pas trop. C’est comme si je gardais une ombre dans la tête, un poinçon dans le cœur. Pourtant, je ne me souviens pas d’eux ! Comment est-ce possible ? Tout est flou dans mon esprit, rien n’est pensé, il ne me reste d’eux qu’un ressenti très vague, une sensation de vide… Et c’est tout.

- Quand j’étais petite, ma mère disait parfois, en parlant de certains de ses patients, qu’il existe des souvenirs qui font tellement mal qu’on ne peut pas les regarder en face… Alors on les oublie, juste pour pouvoir survivre.

- …

- Tu vas t’en sortir, Orci. Petit à petit.

- Tu crois ?

- Oui.

- …

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